#2 Muthos et logos L’initiation des héros gréco-romains : Héraclès, Thésée, Psyché, Ulysse, Orphée et Dionysos

          La mythologie grecque recèle de fabuleux récits sur divers personnages, mêlant dieux, démons, titans et héros. Ces mythes, malgré leur apparence parfois déroutante, sont néanmoins le fruit d’une civilisation très sophistiquée et la création d’artistes hors pair. Bien qu’il ne nous reste que quelques parcelles de la myriade authentique, nous nous trouvons ébahis en réalisant que chaque partie du récit mythique des Anciens semble systématiquement renvoyer à d’autres parcelles, comme s’il n’y avait, au fond, qu’une gigantesque fable tissée d’un seul morceau d’étoffe.

            Les grands récits héroïques de la mythologie païenne occidentale semblent parfois posséder certains paradigmes, ou archétypes, faisant ainsi germer une série de questionnements. Nous ne nous intéresserons pas à l’origine des récits ou à leurs relations philologiques avec d’autres textes. L’objet de ce court article est plutôt de capter le sous-bassement sémantique relié à l’initiation existant comme arrière-fond des importantes histoires héroïques. Pour ce faire, nous analyserons les mythes à travers trois grands principes initiatiques : la katabasis (la descente), le démembrement et l’élévation nuptiale. Mais d’abord, conforme à notre saine habitude, demandons-nous simplement : qu’est-ce qu’un héros?

Définition du héros

            L’étymologie du terme héros est simple : elle vient directement de heros en latin, lui-même provenant de hêrôs (ἥρως) en grec. La notion désigne un guerrier hors pair, ou encore, un homme, souvent un demi-dieu, réalisant un exploit exceptionnel et devant être divinisé au terme de ses aventures. La racine indo-européenne semble être her-, qui donna plusieurs mots dénotant un titre de supériorité : héraut (chef d’armée), héraldique (blason), herr en allemand (monsieur), etc.

            Il est intéressant de noter la grande proximité que nous retrouvons en grec ancien entre héros (ἥρως) et éros (ἕρως), où seule la longueur de la première lettre change. Érôs est un dieu grec, en l’occurrence le fils de Vénus-Aphrodite, Cupidon pour les Romains. Son nom veut évidemment dire « Amour ». Nous reviendrons à la fin du texte sur le rôle de l’amour dans la divinisation du héros.

            Le héros exemplaire est sans nul doute Héraclès (Ἡρακλῆς), ou Hercule chez les Romains. Son nom vient de deux mots grecs : Héra (Ἥρα), la femme de Zeus, et kleos (κλέος), la gloire ; le héros archétypal représenterait ainsi « la gloire d’Héra ». Certains philologues affirment qu’il existe un lien entre Héra et héros, au sens étymologique. Nous pourrions aussi établir un rapprochement avec le terme grec pour « sacré » (hieros – ἱερός), qui nous donna en français moderne : hiérarchie, hiéroglyphe, hiérocratie, etc. Toujours est-il, il semble au moins y avoir une récurrence dans la relation dramatique des jalousies des déesses et les épreuves requises des héros, comme nous le verrons au cours de cet article.

Katabasis : le monde souterrain et le labyrinthe

            La katabasis (κατάβασις) est un terme récurrent dans maintes aventures héroïques. Le préfixe kata- désigne « vers le bas », puis basis veut dire marcher ou ce avec quoi on marche, venant du verbe bainô (βαίνω), qui signifie marcher. Ainsi, katabasis désigne le fait de se rendre en bas, de descendre ou de pénétrer les profondeurs. Cette « descente » peut être concrète, comme dans les mythes, ou symbolique, comme dans les rites initiatiques.

            L’épreuve de la katabasis est omniprésente dans les mythes grecs et romains. D’abord, Héraclès, probablement dans le mythe le plus connu, termine ses douze travaux en ramenant Cerbère, le chien à trois têtes qui garde le monde des morts, de chez Hadès. Ulysse, le grand héros ingénieux de la célèbre bataille de Troie, sur le chemin du retour, doit passer par le royaume des morts pour parler au devin Tirésias, sous la recommandation de Circé (Odyssée, XI). De manière similaire chez Ovide, Orphée, le grand poète mythique, tente de ramener sa femme Eurydice de chez Hadès, mais, rongé par l’amour, la regarda avant qu’il ne le pût, pour alors la perdre à nouveau (Métamorphoses, X).

Un autre grand mythe évoque la katabasis, quoique la descente ne vise pas le royaume des morts, mais un labyrinthe. Il s’agit de l’histoire de Thésée et du Minotaure, sur l’île de Crète. Le héros dut descendre dans un labyrinthe pour y combattre un monstre mi-homme, mi-taureau, aidé par le fil d’Ariane pour le retour. Thésée, par la suite, se rendit chez Hadès pour y enlever Perséphone, la fille de Déméter. Même chose pour Psyché, dans le sublime conte de l’auteur latin Apulée (Les Métamorphoses, IV-VI), qui dut aller chercher un peu de beauté à Perséphone chez Hadès pour la ramener à Aphrodite. En effet, cette dernière était jalouse de Psyché, car les mortels désertèrent ses temples pour contempler la belle Psyché. De plus, comble de malheur, son propre fils, Éros (Cupidon), tomba amoureux de celle-ci. C’est d’ailleurs au terme de ses périples, dont l’épreuve ultime concerne justement la descente aux enfers, que Psyché sera divinisée par son mariage avec Éros. Nous reviendrons dans la dernière partie sur cette notion de divinisation, usant de l’image nuptiale.

            Ces quelques exemples représentent les épreuves de katabasis les mieux connus, mais ils sont loin d’être les seuls. Pourquoi cette omniprésence de la descente aux enfers? Pourquoi le labyrinthe, le monstre (Minotaure, Cerbère, etc.) et qu’est-ce que le héros trouve en ces lieux maudits? La descente semble évidemment indiquer une initiation vers son être profond. Si on le désigne comme le royaume des morts, habité par d’atroces créatures, c’est probablement que la vue de cette facette de nous-mêmes peut s’avérer difficile à soutenir. Le monstre que l’on doit vaincre représenterait ainsi notre être malveillant qui corrompt notre être propre, celui qui agit comme une ombre sur notre volonté lumineuse, qui nous limite et, parfois, nous entraîne vers de terribles gouffres moraux, intellectuels ou existentiels. Ce n’est qu’après avoir vaincu cette calamité que le héros peut surgir de son ipséité.

Une version moins psychologique et plus ésotérique de ces récits interprète les combats contre des monstres comme le fait de « fixer le volatile » (ou le chaotique). Cette interprétation est intéressante, en particulier pour expliquer la récurrence des monstres reptiliens (Python, dragons, serpents, etc.) En effet, Apollon tua Python à l’aide de ses flèches, Ladon, le serpent qui garde les pommes d’Or sur l’Olympe, fut vaincu par Héraclès, tout comme ce dernier anéantit l’Hydre pendant ses travaux, et Jason, pendant sa quête de la toison d’or, combattit un dragon.

Cette image existe aussi dans la tradition chrétienne, notamment Saint Michel terrassant un dragon (Apoc., 12, 7-18). Or, l’image la plus évidente du lien entre la « fixation » et le serpent apparaît dans l’Ancien Testament :

Et le Seigneur dit à Moïse : « Fais-toi un serpent brûlant que tu mettras sur un poteau. Quiconque aura été mordu, s’il le regarde, sera sauf. » Moïse façonna donc un serpent d’airain, et le fixa sur un poteau. Si quelqu’un était mordu par un serpent et regardait le serpent d’airain, il conservait la vie. (Nombr., 21, 8-9)

Cette expérience se déroule pendant le périple de Moïse dans le désert, qui remplace, d’un point du vue initiatique, l’Hadès ou le labyrinthe. Cet épisode est d’ailleurs rappelé par Saint Jean dans les Évangiles qui rapporte un entretien de Jésus : « Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut de même que le fils de l’homme soit élevé, afin que tout homme qui croit en lui ait la vie éternelle. » (Jn., 3, 14-15)

            Le serpent est le symbole du volatile qui doit être fixé. En alchimie, on parle de « mercure ». La croix, sur laquelle le Christ fut crucifié, représente la fixation, tout comme l’étoile de David avec les triangles ascendant et descendant qui se rejoignent au centre. Ce processus semble demander un important travail intérieur, nécessitant au préalable toute une série de purifications, représentées en alchimie par le « chauffage » au soufre de l’eau mercurielle, devant mener à la coagulation après dissolution : Solve et Coagula ou Ordo ab Chaos. Ces symboles, d’une richesse infinie, seront mieux développés au sein d’une analyse herméneutique ultérieure.

Le démembrement et la seconde naissance

            Le démembrement des héros n’est pas une notion aussi universelle que la katabasis. Il semble que l’image soit d’abord d’origine orphique. L’orphisme est une école initiatrice précédant l’époque classique, car nous retrouvons de nombreux commentaires de l’orphisme chez Platon notamment. La secte religieuse perd de son importance au début de l’ère chrétienne et c’est principalement chez les auteurs néoplatoniciens de l’Antiquité tardive que nous retrouvons les plus brillantes analyses, en particulier chez Proclus (Ve siècle).

D’ailleurs, Orphée lui-même subira cet ignoble châtiment auprès des Ménades de Thrace. Or, cette mutilation apparaît comme une reproduction tragique d’un phénomène théogonique : le démembrement de Dionysos par les Titans. En effet, le mythe central de l’orphisme consiste en cette mise à mort de Dionysos. Pris dans un guet-apens, le dieu des vignes sera déchiré par les Titans et ses membres dispersés. Seul son cœur sera retrouvé par Athéna et son corps reconstitué en entier par Apollon. D’ailleurs, le terme Apollon se rapproche de « a-pollus » (alpha privatif et poly), le non-plusieurs, le simple. Il est donc intéressant que ce soit le dieu simple qui réunifie le corps démembré de Dionysos.

La dualité Apollon-Dionysos, popularisée par Nietzsche dans son premier ouvrage La Naissance de la tragédie et l’esprit de la musique, est très intéressante d’un point de vue orphique. Nietzsche était d’ailleurs fortement imprégné d’orphisme, considérant qu’il en fait souvent mention dans ses textes précoces. Une pièce perdue du poète Eschyle, Les Bassarides (terme thrace pour Bacchantes), aurait en outre traité du conflit entre Apollon et Dionysos. Ce n’est nul autre qu’Orphée qui, après sa katabasis chez Hadès, aurait reçu une illumination le poussant à adorer, non plus Dionysos, mais Apollon (le dieu, entre autres, de la divination). Le dieu du vin s’en serait trouvé irrité et aurait lâché ses Ménades contre Orphée, qui le démembrèrent et dispersèrent ses membres. L’opposition apparente pourrait receler, au fond, une complémentarité spirituelle fondamentale.

L’épisode le plus connu du démembrement est sans conteste l’histoire du roi de Thèbes Penthée, dans Les Bacchantes d’Euripide. Dans cette pièce, qui mériterait une analyse à elle seule, Penthée ne reconnaît pas la nature divine de Dionysos et ce dernier le punira de la même manière qu’Orphée dans la pièce d’Eschyle. Toutefois, l’origine de ces récits des tragiques, comme c’est souvent le cas par ailleurs, provient de la théologie égyptienne. En effet, Osiris, l’inventeur de l’agriculture et de la religion (deux marqueurs forts de la civilisation humaine), sera démembré par son frère Seth, puis ressuscité grâce à sa femme Isis qui reconstituera son corps et la victoire de son fils Horus sur le meurtrier Seth.

Passons maintenant à l’analyse herméneutique de cette image a priori plutôt burlesque. D’abord, qu’est-ce qui rejoint Dionysos et Orphée? Le premier est le dieu du vin et de l’orgie (ὅργια veut d’abord dire « rite ») et le second est le héros de la poésie et de la musique. Tous ces éléments sont liés à une forme de catharsis (κάθαρσις), c’est-à-dire une purification. Toutefois, cette purification doit être entendue dans un sens très différent que son équivalent chrétien exotérique, car la catharsis passe par un « délire » qui mène l’initié à l’enthousiasme. Le terme enthousiasme (ἐνθουσιασμός) vient de trois mots grecs : le préfixe en- (dedans), théou (dieu) et atmos (vapeur ou esprit). Ainsi, l’enthousiasme, au sens premier, signifie « être dans l’esprit de dieu », être inspiré.

Le délire dionysiaque passe pour une forme de folie (mania, étymologiquement proche de mantique, divination) qui, selon les dires de Platon lui-même (Phèdre, 244a), serait d’origine divine. Cette folie mène à l’extase (ex- et stasis, sortir de soi), pour ensuite s’assimiler aux dieux, habituellement pendant une période temporaire. Le vin, l’orgie, la musique et la danse sont tous des instruments pouvant mener à cette extase béatifiante.

Ainsi, le démembrement serait une image, un peu barbare, de cette extase divine. La violence de la métaphore entendrait ainsi démontrer la brutalité de l’expérience initiatrice. En outre, la recomposition ultérieure du corps de l’initié indiquerait une forme de « nouvelle naissance », conséquemment à la mort initiatique. Cette expérience du « born again » ne conserverait que l’essence purifiée de l’adepte, représentée dans la mythologie orphique par le cœur de Dionysos. D’ailleurs, le terme Dionysos pourrait se rapprocher du terme diogonos (δίογονος), le « deux fois né », comme nous le laisse penser les Lamelles d’or, des plaquettes retrouvées dans certains tombeaux en Grèce suivant un rite funéraire d’inspiration orphique, où Dionysos est systématiquement nommé avec l’épithète « le deux fois né ».

De cette manière, la tradition orphique païenne célébrerait la palingénésie (παλιγγενεσία), c’est-à-dire la renaissance ou le renouvellement. Dans l’orphisme, ainsi que dans les Mystères d’Éleusis, deux entités sont célébrées en priorité : Dionysos et Perséphone. La seconde naissance de Dionysos représenterait l’archétype de la renaissance initiatrice, tandis que Perséphone, la fille de Déméter, serait le symbole du renouvellement de la nature, à travers un éternel retour régénérateur. En effet, Perséphone est enlevée un tiers de l’année par Hadès qui l’amène au royaume des morts. Pendant cette période, accablée de tristesse, Déméter, la déesse de la terre nourricière, laisse la nature mourir. Ainsi, la katabasis sert aussi d’explication aux cycles des saisons chez les Anciens, toujours complétée par son antithèse synthétique : l’anabasis.

L’anabasis et l’élévation nuptiale

            Un peu à la manière du prisonnier de l’Allégorie de la caverne de Platon (République, VII), qui doit descendre dans la grotte pour ensuite remonter à la source, le héros initié complète toujours la katabasis par l’anabasis. L’anabasis possède le même radical, mais le préfixe change, ce dernier (ana-) signifiant « en haut ». Ainsi, l’anabasis désigne le fait de monter. Son sens s’avère éminemment initiatique et spirituel.

            Si l’on conserve le parallèle avec l’Allégorie de Platon, avant la remontée, le prisonnier doit d’abord se « retourner », épistrophê (ἐπιστροφή) en grec, conversio en latin. Ce retournement est l’étape la plus difficile, symbolisé dans le texte de Platon par le mur vertical que le prisonnier doit escalader. Dans l’orphisme, on présente cette étape par le démembrement, symbolisant le fait de délaisser tous nos attachements mondains pour ne conserver que notre essence véritable (le cœur de Dionysos), à partir de laquelle l’initié va reconstituer son être authentique, son esprit éveillé.

            L’anabasis est très souvent représentée symboliquement par le mariage dans la mythologie. Ce mariage, du même coup, divinise le héros. Nous ne prendrons qu’un seul exemple pour illustrer l’image de l’élévation nuptiale : le mariage de Psyché et d’Éros.

            Dans le conte central des Métamorphoses d’Apulée, un des plus beaux textes de l’Antiquité, Psyché doit subir toute une série d’épreuves imposées par Vénus, jalouse de sa beauté. Ces épreuves ont pour but de « mettre à nu » (autre manière, plus noble, de parler de démembrement) son essence véritable. N’ayant jamais failli, elle finira par être divinisée au cours d’un mariage avec Éros sous l’égide de Zeus lui-même.

            Les noms des personnages parlent par eux-mêmes. En effet, Éros n’est ni le représentant de l’amour romantique, ni celui de l’amour purement charnel. La pulsion érotique, au sens des Anciens, est la pulsion de vie, ce qui propulse l’être vers le monde. Nul mouvement sans érotisme! Platon lui-même, pourtant représenté comme un rationaliste frigide, affirme que rien n’est plus élevé que la folie érotique (Phèdre, 265b).

C’est le « mariage » entre l’âme dénudée et l’amour qui représente l’élévation nuptiale et la divinisation de l’être héroïque. Tout cela n’est qu’une sublime métaphore de l’initiation hermétique qui gouverne les âmes de tout un et chacun. Saurez-vous réveiller Héraclès en vous?

Culture de la victimisation : la pathologie du ressentiment rationalisé

            On observe une certaine tendance dans notre société moderne : la quête de l’identité victimaire. Nous avons déjà démontré amplement ailleurs, ainsi que d’autres, que « l’obsession identitaire » (Philippe Forget, 2016) contamine tout le spectre politique, de l’extrême-gauche à la droite radicale, qu’elle est le symptôme d’un narcissisme exacerbé, d’un individualisme dépolitisé et d’un nihilisme paroxystique. Nous n’y reviendrons pas.

            Toutefois, nous notons un redoublement du maladif au sein de la tentation actuelle et cela nous pousse à nous demander : Pourquoi les individus cherchent-ils à s’identifier à une victime ? Nous tenterons de répondre à cette épineuse question. D’abord, nous démontrerons par quelques exemples que cette réalité s’avère effectivement omniprésente. Puis, nous présenterons les principales causes de cette pathologie. Finalement, nous proposerons certaines suggestions pour sortir de ce marasme ou, du moins, développer quelques anticorps face à cette maladie dégénérative.

La réalité de la culture victimaire

            L’omniprésence de ce phénomène est si visible qu’il nous semble presque déplacé de noircir des lignes pour le décrire. Néanmoins, nous tenterons d’être pour le moins clair et concis. D’abord, qu’est-ce qu’une victime ? Le terme victime nous vient directement du latin victima, qui désignait principalement les offrandes lors des sacrifices. Les animaux offerts en sacrifice devaient idéalement être purs, comme la célèbre formule de l’Iliade (VI, 308), sacrifice demandé par Hector aux Troyennes pour apaiser la colère d’Athéna, parmi plusieurs autres exemples antiques, nous l’indique en parlant du sacrifice des « douze bœufs d’un an n’ayant jamais connu l’aiguillon (δυοκαίδεκα βοῦς ἤνις ἠκέστας) ». Nous reviendrons plus tard sur cette importante notion de pureté intrinsèque à l’idée de victime.

            Bien qu’il eût toujours des victimes dans l’ensemble des sociétés, la nôtre se caractérise par l’universalisation de la victimisation. Alors que, normalement, le statut de victime se présente comme quelque chose de repoussant et de délétère, de nos jours, il acquiert un pouvoir d’attraction phénoménal. Cet état des choses est certainement symptomatique d’une civilisation malade, où le critère de citoyenneté n’est plus endossé et rendu possible par la responsabilité du sujet et son libre-arbitre, mais plutôt par son absolution et sa fatale incapacité.

Ainsi, la société moderne tend à se diviser en deux groupes : les malades et les garde-malades, dans une démarche dialectique. Autrement dit, tout le monde est le malade de quelqu’un et le soignant d’un autre. Nietzsche, le grand philosophe allemand du XIXe siècle, avait bien perçu ce phénomène tendant à se généraliser :

Ne doutons pas, d’autre part, que nous autres modernes, avec notre humanitarisme épaissement ouaté qui craindrait même de se heurter à une pierre, nous offririons aux contemporains de César Borgia une comédie qui les ferait mourir de rire. En effet, avec nos « vertus » modernes, nous sommes ridicules au-delà de toute mesure… La diminution des instincts hostiles et qui tiennent la défiance en éveil – ce serait là notre « progrès » – ne représente qu’une des conséquences de la diminution générale de la vitalité : cela coûte cent fois plus de peine, plus de précautions de faire aboutir une existence si dépendante et si tardive. Alors on se secourt réciproquement, alors chacun est, plus ou moins, malade et garde-malade.

(Nietzsche, « Sommes-nous devenus plus moraux ? », Flâneries inactuelles, §37).

Les causes de la culture victimaire

            Nous avons tenté de brosser un portrait très général de la situation, sans nous attarder aux exemples concrets, car cela serait somme toute plutôt abject et vulgaire : Odi profanum vulgus et arceo, disait Horace. Nous nous intéresserons plutôt à quelques causes de cette culture particulière.

            D’abord, les intérêts économiques y jouent un rôle important, notamment cette société pharmaceutique qui intoxique de vastes pans de la population, en particulier la jeunesse. L’industrie pharmaceutique représente la troisième plus importante filière économique mondiale (après l’industrie pétrolière et celle de l’alimentation). Son taux de croissance annuel est assez impressionnant (autour de 15% par année), considérant le plafonnement général des économies occidentales. Elle représente, avec les télécommunications, une condition de la survie du capitalisme au début du XXIe siècle, en assurant une valorisation du capital au sein d’une économie tertiaire, empêchant ainsi un écroulement précoce de la demande globale en Occident. Dans un contexte historique de décadence, la drogue, légale et illégale, joue un rôle d’adjuvant pour la population, atténuant le désastre manifeste de la chute civilisationnelle par l’artifice d’un coussin ouaté amortissant l’atterrissage. Une société de drogués engendre nécessairement une société de victimes. De plus, en période d’incertitude, l’idéologie sécuritaire, mêlée aux intérêts économiques des compagnies d’assurance, catalyse l’affaiblissement généralisé par un état de peur permanent chez la population, créant ainsi un support idéal aux victimes de tous genres.

            L’idéologie libérale assure le fondement de cette tendance, de différentes manières. D’abord, la discrimination positive, de plus en plus systématique, établit un lien entre victimisation et mobilité sociale. Le statut de victime s’avère dorénavant un garant d’élévation sociale, en facilitant l’accès à certains postes économiquement et symboliquement valorisés. La tendance est ainsi à élargir les pans du référent victimaire pour les différentes « minorités » (ethniques, religieuses, sexuelles, handicapés, etc.) L’idéologie libérale des droits de l’homme, victimaire par essence, se développant historiquement en opposition relative aux identités collectives (nationales, socialistes, religieuses ou autres), se fonde sur un individualisme exacerbé. De plus, contrairement au processus d’identification positive propre aux identités collectives, elle est principalement négative, ne cherchant pas à établir l’individu au sein d’une communauté ou une transcendance, mais plutôt à l’extirper du groupe par le bas, valorisant ainsi ses « déficiences » marginales, en échange de certains avantages individuels palliatifs.

Au niveau politique, l’État paternaliste (ou la figure « État Providence »), complément logistique du libéralisme économique, tend à pérenniser un statut infantile chez la population. L’individu, ainsi pris en étau entre les impératifs du marché tout puissant et la figure paternelle de l’État, se déresponsabilise à travers un processus de double aliénation : marchandisation du monde d’un côté et impuissance citoyenne de l’autre. Le marteau de la pression mercantile de notre monde est amorti par l’enclume de l’État. Entre les deux, le sens de la responsabilité individuelle est tranquillement pulvérisé, le libre-arbitre est atrophié et le sentiment d’impuissance germe au cœur du citoyen : réunissant ainsi les conditions de l’intériorisation agressive de la culture victimaire.

Il existe aussi des causes existentielles à la culture de la victimisation. Un des concepts centraux de la philosophie existentielle concerne l’angoisse (Angst), notamment chez Kierkegaard et Heidegger. Sans entrer au cœur du jargon heideggérien, disons simplement que l’angoisse existentielle manifeste une incapacité à assumer son être authentique et pousse l’individu à fuir son ipséité profonde vers la superficialité du « On », le refuge de la mondanité et l’insignifiance des identités collectives :

Ce qui angoisse l’angoisse manifeste donc un rien qui n’est nulle-part. […] La complète insignifiance qui s’annonce dans le rien-et-nulle-part n’indique pas une absence au monde, mais avertit, au contraire, que l’étant intramondain a perdu toute importance en lui-même et que sur le fond de cette insignifiance […] de l’intramondain, il n’y a plus que le monde qui puisse, dans sa mondanité même, s’imposer encore. » (Heidegger, Sein und Zeit, 186-187)

Selon Kierkegaard, la principale cause de l’angoisse est la liberté. Il parle notamment d’une « liberté qui s’angoisse » (sich ängstigende Freiheit). Le libre-arbitre apparaît insupportable pour l’individu angoissé, dont la volonté s’avère impuissante à assumer son être. Ce dernier cherche donc une cause extérieure à son angoisse, la vie lui apparaissant comme un fardeau, le « poids le plus lourd » dirait Nietzsche (Gai savoir, IV, §341), et il se pose comme une victime d’un monde (ou d’une société) dont il n’arrive pas à surmonter les obstacles.

Toutefois, la cause principale de cette culture victimaire concerne certainement le ressentiment qui pollue la pensée moderne jusqu’à ses racines. Le ressentiment est le symptôme le plus visible et le plus corrosif de cette angoisse de la victime. Nietzsche, en particulier dans la Généalogie de la morale, a théorisé de manière sublime cette « maladie » du ressentiment. Il y voit là la racine de la « morale d’esclave », particulièrement prégnante au sein du christianisme, mais que nous pourrions adapter au XXIe siècle en lien avec la « rectitude politique ». En effet, « l’homme du ressentiment » refuse, répugne, tout ce qui est sain, puissant et beau, y voyant là injustices, privilèges et domination. De son côté, il est l’agneau bon et pur, bref, une victime. Tout le mal est hors de lui et son système cognitif se fonde systématiquement sur l’inversion accusatoire, laissant libre cours à un déferlement de haine sur tout ce qui dénote réussite, grandeur, supériorité et volonté de puissance, justifiant cette furie destructrice au nom de la sainte morale. En somme, l’homme du ressentiment est une victime haineuse, angoissée et impuissante.

L’antidote à la culture victimaire

            Contre le poison de la victimisation pathologique, le meilleur remède est la philosophie. Or, il va sans dire, pas n’importe quelle philosophie. En effet, certains courants de pensée peuvent bien entendu justifier, légitimer, la culture victimaire, en particulier les philosophies libéralo-gauchistes fondant l’idéologie omniprésente de la « bonne pensance ».

            Une des plus belles traditions philosophiques occidentales est le stoïcisme. Cette philosophie émerge à l’époque hellénistique (période entre l’Empire d’Alexandre et l’Empire romain, du IVe au Ier siècle avant l’ère chrétienne). Le stoïcisme apparaît comme un antidote pour contrer les effets pathologiques de la culture victimaire pour plusieurs raisons. D’abord, son concept central concerne l’impassibilité (ἀπάθεια – apatheia). Ce concept signifie la négation (alpha privatif) du pathos, c’est-à-dire le fait de subir. En effet, quelqu’un d’impassible est un individu qui ne souffre pas des circonstances, qui n’est jamais « victime » des événements, peu importe la dureté de l’adversité à laquelle il fait face. Conséquemment, le stoïcien refuse d’accuser les autres, la société ou le monde comme responsable de ses insuccès, mais toujours lui-même, et toujours le hasard en ce qui concerne ses succès. Ainsi, le stoïcisme est une cure, à la fois contre le ressentiment, ainsi que contre le narcissisme, les deux maux les plus prégnants de notre période contemporaine.

            Évidemment, le lecteur assidu pourra compléter ses lectures de Sénèque, Marc-Aurèle et Épictète par celle du grand penseur « stoïcien » moderne : Nietzsche. Ce dernier établit le diagnostic des grandes tares morales de la pensée occidentale, menant tout droit à l’abysse victimaire. Sa méthode est généalogique et historique, très conforme à la pensée philosophique contemporaine « scientifique ».

            Pour terminer, déserter les réseaux sociaux, médiums de transmission virale de la culture victimaire, s’avère un moyen préventif efficace. Si cela n’est pas possible, pratiquer la doctrine martiale de la « chemise d’acier », en demeurant immunisé en amont vis-à-vis des infections de l’ethos de la victime. Les réseaux sociaux sont les véhicules des modes conformistes de gens offensés de tout et de rien, résultat d’une génération n’ayant connu ni guerre, ni famine, ni grande révolution. Mais au final, la solution est à la fois simple et complexe : s’ennoblir de jour en jour du joyau de la pensée humaine, l’esprit critique.

La visite d’Hermès

Au départ, nous allâmes, puisque jamais je n’étais seul bien que mes camarades alternassent régulièrement, assister à un film dans un grand et somptueux palais. Pour parvenir à la représentation, nous dûmes prendre un métro, sous terre, avec des sièges confortables et des lunettes nous permettant de mieux voir les effets spéciaux. 

Arrivés à destination, nous entrâmes dans le film. Nous étions littéralement les acteurs de la représentation. C’était assez plaisant d’ailleurs! Cela semblait être une série de jeux d’action, voire de guerre, sans souffrance mais très violents et, surtout, très sombres.

La première scène se nommait Sinn’s slide. L’activité consistait à glisser en traîneau sur des pentes, parfois descendantes, parfois ascendantes, tournant à gauche, à droite, vers le haut, vers le bas ; toute une série de pistes nommées : haine, rancœur, jalousie, orgueil, etc. La particularité de ce jeu était qu’il n’y avait aucun but, aucune fin, aucun objectif, bref, aucun moyen de terminer la glissade, les pistes s’enchaînant les unes les autres et se croisant entre elles.

Bien que je ne fusse pas particulièrement pressé d’arrêter la glissade, l’activité étant plutôt plaisante, je fus projeté dans une autre scène. Celle-ci consistait à une série d’affrontements entre deux équipes, où l’on pouvait prendre des armes et blesser autrui, mais sans que cela fût douloureux ni même agressif. Je cherchais surtout à faire des « points ». D’ailleurs, à la fin, un arbitre vint nous parler de son jeu et je me permis une remarque en lui disant que son activité était sans intérêt si l’on ne comptabilisait pas les points, c’est-à-dire le nombre de fois que nous avions touché l’ennemi versus le nombre de fois où nous avions nous-mêmes été touchés. Il me répondit que je n’avais rien compris, car l’important était la suite. Alors, un Titan arriva, dont je ne voyais qu’un pied, et nous nous mîmes à attaquer son pied avec nos épées.

Puis, on nous dirigea vers le sous-sol. Le passage était froid, métallique, sombre et mes pas résonnaient avec de grands échos secs. J’étais très excité, car je m’attendais à un jeu encore plus excitant!

En arrivant en bas, je vis un grand cercle avec des sièges sur lesquels les gens étaient assis. Au centre, il y avait une grande masse informe qui brûlait et rapetissait progressivement. Cette matière était argentée et reflétait une luminosité semblable à celle d’écailles de poisson. Sur le coup, je ne désirai point m’y joindre, car j’avais encore envie de jouer à la guerre et j’étais plutôt déçu. D’ailleurs, il n’y avait pas de place. Puis, alors que le cercle se concentrait (contre les lois de la physique), une place se rendit disponible et quelqu’un me fit un beau siège. Je décidai donc de m’asseoir. 

Profitant de ce feu et je fus soudainement pris d’un vif sentiment d’allégresse. C’est alors que je vis qu’au-dessus du brasier qu’il y avait un grand bloc noir de forme rectangulaire. Le monolithe n’avait pas de sommet, du moins, la cime était cachée par le toit de la salle, mais nous pouvions apercevoir le bas du rectangle qui dépassait d’un pied ou deux. C’est alors qu’une voix me parla ainsi : 

« Je suis Hermès. Je suis venu sous la recommandation d’Héra, elle vous offre ce présent pour le printemps. Le feu qui consume la matière est Aphrodite, vous avez 13 minutes pour vous réchauffer. »

Je pus, pendant ces quelques minutes, lui poser des questions et il me répondait. Je lui demandai pourquoi on ne pouvait pas le voir au complet. Il me répondit que nous étions trop occupés à regarder les choses d’en bas pour le voir, mais, qu’exceptionnellement, il venait nous visiter. Il semblait d’ailleurs trouver très étrange que nous ne nous intéressions pas au reste de la forme. Je lui demandai s’il était comme nous. Il me dit que non, qu’il ne se risquerait jamais, comme nous, à toucher le sol. Je lui demandai si toutes les âmes étaient semblables. Il me répondit de manière nébuleuse, disant à peu près : « Les grandes âmes suivent parfois les petites, les petites s’éloignent, mais tous finissent par s’y joindre. »

Par la suite, percevant mon impatience, il me donna un livre. Un très beau livre, plein de symboles et de couleurs. La couverture était d’un rouge royal. Je l’ouvris, fort ému, mais je n’arrivais pas à lire le contenu. Je demandai de l’aide à Hermès. Il me lut quelques passages, mais c’était dans une langue incompréhensible. Je demandai alors quelques précisions. Il me dit que la langue que je connaissais n’avait aucun sens, que je n’arriverais jamais à comprendre quoi que ce soit avec elle. Finalement, il me dit : « Commence par réaliser une chose : il n’y a qu’un seul mot ayant du sens dans ton langage, Initiation. »

C’est alors que je me réveillai. En fait, je remarquai que j’étais dans mon lit et que je ne dormais pas. Ou encore, que je dormais toujours…

#1 Muthos et logos Le cynisme : de Diogène à Nietzsche

 

« Antisthène affirmait qu’il vaudrait mieux tomber en proie aux corbeaux que sous les griffes des flatteurs : ceux-ci s’attaquent aux cadavres, ceux-là dévorent les vivants. »

– Diogène Laërce

            Le mouvement cynique est, dans l’histoire de la philosophie, probablement le courant le moins bien connu et le plus intéressant. Évidemment, pour quelqu’un qui s’intéresse à la critique intempestive, qui refuse le compromis, à qui répugne la rectitude politique et l’euphémisation du langage, cette tradition représente un joyau de l’histoire de la pensée. En effet, le cynisme antique se caractérise d’abord par son virulent rejet des mœurs de son époque, en particulier le mode de vie urbain et la quête du confort, mais surtout, l’attitude conviviale de façade du citoyen (nous dirions aujourd’hui la bien-pensance) et le faste de son langage sophistiqué. Ainsi, le cynique recherche une forme d’authenticité dans ses relations sociales, use d’un dialecte cru et laconique, tout en poursuivant une quête irrésistible vers ce qui renforce, le corps et l’esprit, bref, l’autarcie.

L’autarcie

« Aristippe lui demandait quel profit il avait tiré de la philosophie. Diogène lui répondit : “Pouvoir être riche sans avoir une seule obole”. »

« On demandait à Diogène qui est riche parmi les hommes : “Celui qui se suffit à lui-même”. »

            L’autarcie, autarkeia en grec ancien (αὐτάρκεια), vient de deux mots : auto (soi-même) et archê (commandement). L’autarcie est donc le « commandement de soi ». Les modernes traduisent souvent par autonomie, choisissant ainsi, étrangement, de tronquer la racine archê pour rabouter au préfixe auto le terme nomos (loi). Il va sans dire que c’est une très mauvaise traduction (surtout que le mot autonomos (αὐτόνομος) existe déjà en grec). Or, le « commandement de soi » ne se limite pas seulement à la sphère politique (en fait, ce n’est même pas son sens premier).

            D’abord, le cynisme est un courant à cheval entre la période classique (Ve et VIe siècle av. J-C) et l’époque hellénistique (d’Alexandre le Grand à l’Empire romain). C’est d’abord une « école » socratique. En effet, l’autarcie est centrale chez Socrate (que ce soit le Socrate de Platon ou celui de Xénophon). D’ailleurs, le nom même du grand philosophe athénien veut dire « celui qui est fort » (So – kratès).

            L’autarcie, le commandement de soi, est justement ce qui permet de rendre l’adepte fort ou puissant. Cette force n’est pas dirigée contre les autres, comme une forme de tyrannie, mais sur soi-même, c’est-à-dire une domination de soi. Toutefois, cette « domination de soi » n’est pas une simple répression des passions, des désirs ou de sa nature. En fait, c’est souvent l’inverse, c’est-à-dire un certain retour à sa « nature », par exemple en rejetant des pratiques ou mœurs « civilisées » affaiblissant l’individu et l’alourdissant de dépendances superflues.

            Cette autarcie touche autant le corps que l’esprit et cherche à renforcer ces deux sphères chez l’homme. Un mode de vie austère permet de limiter la dépendance au confort et, du coup, l’affaiblissement du corps par sa dépendance aux artifices des grands centres urbains. Par exemple, une image forte de Diogène est celle où on le voit dormir dans un tonneau, boire avec ses mains directement dans la fontaine, s’habiller avec un seul manteau été comme hiver, etc. Or, l’autarcie intellectuelle est aussi au centre de la démarche philosophie. Ainsi, le cynisme pousse jusqu’au bout le principe du gnôthi seauton (γνῶθι σεαυτόν), la fameuse maxime : « Connais-toi toi-même ». Cela implique de se positionner en critique radical des modes idéologiques, des coutumes traditionnelles et de toute pratique « allant de soi », bref, d’être intempestif.

Cynisme moderne

            Il importe de distinguer la tradition cynique de l’Antiquité de ce que l’on nomme de nos jours le cynisme. Le cynisme contemporain est nettement péjoratif et n’a conservé que l’attitude houleuse et acerbe de l’adepte. Malgré un important réductionnisme dans la conception moderne de la notion, il n’en demeure pas moins qu’un aspect central demeure : le rejet des illusions idéalistes vis-à-vis l’homme, ses mœurs et la politique en général. En somme, le cynique est un pessimiste. Or, ce pessimisme n’est pourtant pas synonyme de défaitisme, au contraire. En effet, ce qui est principalement rejeté consiste en les illusions posant l’homme ou la société meilleurs qu’ils ne le sont. Le cynique regarde de manière crue et virile le monde et rejette tout adjuvant permettant de mieux le supporter, ainsi que les masques voilant sa vraie nature. En somme, le cynique contemple la vie telle qu’elle est et l’accepte ainsi, dans la splendeur de sa tragédie immanente.

Nietzsche, le dernier grand cynique

« Il est bien étrange, disait Diogène, que l’on verse de l’huile dans la lampe pour y voir plus clair sur la table, tandis qu’on ne veut en rien dépenser ses forces à devenir plus sage d’esprit de manière à bien discerner ce qu’il y a de meilleur pour l’existence. »

            L’anecdote la plus connue de Diogène concerne sa visite sur les marchés d’Athènes avec une lanterne. Nous aurions en effet vu, au IVe siècle avant notre ère, un étrange personnage sur la place publique à Athènes, se promenant, en plein jour, avec une lanterne. Lorsque les citoyens lui demandaient se qu’il faisait, il répondait simplement : « Je cherche un homme ! » Alors, stupéfaits, les gens lui faisaient remarquer qu’il était entouré d’une panoplie de gens. Or, Diogène, tout en continuant à chercher, rétorquait : « Je cherche un vrai homme. » Que voulait dire exactement le cynique ? Probablement que sa définition d’homme impliquait un certain idéal à accomplir, et non un fait conféré par la seule naissance. Cet idéal devait consister à vivre de manière authentique, tout en se dominant soi-même. Ainsi, il n’est pas surprenant que Diogène n’ait jamais trouvé ce qu’il cherchait…

      Cette belle image est reprise par le plus important philosophe du XIXe siècle : Nietzsche. Dans l’aphorisme 125 de l’ouvrage Gaya scienza, intitulé « Der tolle Mensch » (L’homme fou), Nietzsche parle d’un dément qui va sur les marchés avec une lanterne tout en s’écriant : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! », créant ainsi l’hilarité générale dans la foule. Puis le fou accuse les hommes d’être les assassins de Dieu : « Gott ist tot ! Gott bleibt tot !  Und wir haben ihn getötet ! » (Dieu est mort, dieu demeure mort et nous l’avons tué). Il s’agit là probablement de l’aphorisme le plus connu de Nietzsche, et certainement le moins bien compris.

       Quel est le lien entre l’aphorisme de Nietzsche et l’anecdote de Diogène. Pour les deux philosophes, ce qui était recherché (un homme et dieu), ironiquement bien entendu, représentait un idéal. Cet idéal est considéré perdu. Toutefois, c’est la différence entre Diogène et Nietzsche qui, comme c’est souvent le cas, importe ici. En effet, pour Diogène, le fait qu’il soit impossible, dans la noble cité d’Athènes (et du coup, dans toutes les cités du monde), de trouver un homme véritablement authentique est une immense catastrophe. L’affaiblissement général de l’humanité, l’idéal de confort conféré par la vie urbaine et la multiplication des dépendances de toutes sortes réduisent les individus à vivre comme des sous-hommes, des limaces se vautrant dans la lie du faste civilisateur et mensonger, bref, l’avènement de l’homo cupidus (antithèse de l’homme autarcique).

          Pour Nietzsche, au contraire, la mort de Dieu n’est pas totalement une catastrophe. Elle représente bien une tragédie, l’aboutissement du nihilisme accompli, mais elle est aussi synonyme d’émancipation, une échappatoire à l’illusion que « le meilleur vient après la mort », donc à la fois un poison et un remède. Et c’est bien là que nous retrouvons l’essence du cynisme authentique : ce n’est pas le monde qui est rejeté et jugé futile, mais le voile des illusions qui permet aux sous-hommes d’accepter sa réalité dure et tragique. Saurez-vous, à l’instar des cyniques, soulever ce voile et contempler votre vraie nature ?

#1 Quod id est ? Qu’est-ce qu’un Chef ?

 

            À l’ère du déclin des élites, la notion de Chef est devenue foncièrement péjorative. En effet, à voir notre « élite » contemporaine, la répulsion intuitive est signe de bonne santé. Mais est-ce le principe de chefferie qui s’avère méprisable ? Ou bien serait-ce plutôt son usurpation par une caste ingrate ayant inversé l’ensemble des valeurs propres au commandement qui nous pousserait à vilipender un principe vétuste ? Nous parlons en effet de nos jours d’une élite situationnelle ou d’une élite nominale, c’est-à-dire d’un groupe d’individus s’étant accaparé un statut social dont il ne possède ni les compétences ni les vertus pour s’en prétendre. Nous tenterons d’abord de déterminer quelles sont les qualités nécessaires au chef et quelles sont celles des usurpateurs. De cette manière, nous en viendrons ultimement à constater que le chef est, en fait, l’antithèse du tyran ; l’un relevant du dévouement sacrificiel et l’autre de l’égoïsme instrumental.

Étymologie

            Le mot « chef » vient du vieux français chief (conservé en anglais moderne), qui lui-même provient du latin caput (tête), près du grec ancien kara (κάρα) ou kephalê (κεφαλή), dont la racine indo-européenne commune correspond à kaput et qui nous donna head en anglais ou Haupt en allemand. Le chef est donc celui qui se trouve « à la tête » d’un groupe particulier.

            On peut aussi parler d’un « dirigeant ». Ce terme est intéressant, particulièrement en grec ancien, car le verbe archô (ἄρχω) se dit commander à l’actif et commencer au moyen. C’est la même chose avec le substantif archê (ἀρχή) : le commandement à l’actif et le commencement au moyen. Ce terme constitue la racine de nombreux mots en français : archétype, archonte, architecte, anarchie, oligarchie, etc. Le dirigeant est donc celui qui commande, mais aussi celui qui est au commencement, le premier. Cette définition en tandem rejoint l’étymologie de chef, qui veut dire la tête (comme dans la notion de couvre-chef). Or, le terme dirigeant vient directement du verbe latin dirigere, qui veut évidemment dire diriger, mais avec l’importante nuance « de mettre en ordre » ou « d’aligner ». L’idée de droiture est donc ici centrale. D’ailleurs, le participe passé (pris de manière adjectivale) du verbe à l’infinitif dirigere donne directus, qui est la base du terme « droit » en français.

            Finalement, le mot « élite » nous vient du substantif en vieux français eslite, qui veut dire choix, lui-même issu du participe passé eslit (choisi), de l’infinitif élire (conservé en français moderne). Ce verbe provient du latin eligere, qui veut dire choisir, trier ou sélectionner (près de l’adjectif « éligible » en français moderne). Cette parenthèse étymologique est pertinente, car elle nous fait comprendre que l’élite, loin d’être dans son essence une domination, correspond plutôt à un « choix » fait par une société quelconque. Ce choix se dirige normalement vers les meilleurs du lot, les plus dignes, les plus aptes, bref, les plus vertueux. Ainsi, à proprement parler, nous n’avons pas d’élite à la tête de nos sociétés occidentales modernes (et même plus généralement dans le monde), mais simplement une domination illégitime ; c’est-à-dire en dehors du droit, sans directus, ni direction en général…

La définition transcendantale du chef : antithèse de la domination

            Dans sa conception idéale, le chef est celui qui fait montre d’abnégation de soi de manière tendanciellement absolue, au profit du groupe de personnes dont il est le dirigeant. Le chef est celui qui possède l’art de la valorisation systématique des gens qui l’entourent. Ce dernier, contrairement à ce qu’on pourrait intuitivement croire, n’est pas celui qui se met au centre, mais bien celui qui est naturellement désigné comme le centre. Une des raisons de cette sélection est d’abord qu’il recèle cette capacité, on ne peut plus rare, d’arriver à extirper, canaliser et exalter toutes les qualités du groupe dont il est le chef. Ainsi, il est d’abord un psychologue. Il cherchera toujours à mettre en lumière les forces des individus, tout en trouvant les moyens d’améliorer leurs faiblesses, mais toujours de manière détournée, évitant ainsi d’exposer publiquement les tares de ses camarades. Bref, le chef est un grand stratège de la psychologie humaine.

            La seconde qualité intrinsèque du chef est l’humilité. Non pas cette vaine humilité puérile de façade, mais celle relevant de la conscience de sa propre nullité sans le groupe dont il est le responsable. Autrement dit, le chef sait qu’il n’est rien sans le groupe. Mais plus encore, il doit pousser chacun de ses sujets à réaliser que le groupe n’est rien sans chacun de ses membres. C’est exactement l’opposé du tyran qui considère que le groupe n’est rien sans lui et que chacun de ses sujets est anonyme, soumis et remplaçable. La maxime stoïcienne centrale permettant de rendre compte de la mentalité humble du chef est la suivante : Si une bonne fortune auréole le groupe, c’est toujours en vertu de ses membres, toutefois, si une mauvaise fortune s’abat sur ce dernier, c’est irrémédiablement à cause du chef. L’esprit d’humilité est la condition sine qua non de la responsabilité du dirigeant.

Élite légitime, pouvoir légal et domination factuelle

            Il existe différentes manières de diriger un groupe d’individus, dépendamment de la justification sous-jacente. L’élite légitime dépend principalement du choix volontaire du groupe lui-même, et se fait habituellement de manière naturelle et spontanée. Cette forme de justification de la direction d’un ensemble d’individus se caractérise par le soubassement charismatique du dirigeant et l’importance de sa personnalité. Il va sans dire qu’elle est plus propice au sein de groupes restreints.

            Quant aux sociétés modernes complexes et spécialisées, la tendance est au pouvoir légal. Il importe de remarquer que, malgré la proximité des termes légitime et légal, une importante nuance les distingue néanmoins : légitime nous vient du latin legitimus, qui est construit du mot lex (loi), avec pour suffixe le verbe aestimo (estimer) ; tandis que légal provient de l’adjectif latin legalis, formé simplement sur le substantif lex. Ainsi, la différence est très bien rendue en français, puisque ce qui est légitime concerne un ensemble légal « qui est estimé », tandis que ce qui est légal peut simplement posséder une autorité, sans être nécessairement estimé.

            De cette manière, le pouvoir légal, qui est la situation actuelle, prend appui sur deux critères particuliers : la rationalité du droit et la coutume traditionnelle. Selon le sociologue allemand Max Weber (« Les types de domination », Économie et société), ce type de pouvoir mène à une domination administrative et recèle cinq tendances principales : le nivellement des élites, la ploutocratisation de celles-ci (nous dirions aujourd’hui la technocratisation), l’impersonnalité de la domination, le formalisme des procédures (la gouvernance) et la finalité utilitariste (économiste) du système. Les avantages de cette forme d’autorité sont sa stabilité et son efficace. Or, ces avantages sont aussi ses propres inconvénients. En effet, le pouvoir légal est difficile à réformer, et encore davantage à renverser, comparativement à un chef charismatique personnalisé et légitime. De plus, l’efficacité d’un régime peut s’avérer fort nuisible lorsque la domination est tyrannique, corrompue ou mafieuse.

            Lorsque le pouvoir n’est pas conforme à la justice et au droit (pas le droit des marchands de nos sociétés, mais la droiture dans le sens d’Aristote (Les Politiques), c’est-à-dire quand un régime favorise l’ensemble des citoyens et non seulement ceux qui contrôlent les leviers du pouvoir), il faut parler d’une simple domination factuelle. En ce moment, nous pouvons justement dire que nos États se trouvent sous une domination factuelle, dominés par une élite situationnelle, où le pouvoir en place se farde de légalisme par le conservatisme d’une démocratie nominale et un pseudo-progressisme des droits universels (remplaçant la traditionnelle légitimité du droit divin – autre forme de transcendance légitimiste).

La mode « anarchiste » : avantages moraux et limites politiques

            Sur les campus universitaires principalement, mais pas seulement, l’idéologie anarchiste fleurit. Avant d’en présenter les causes principales, il importe de préciser que ce que nous appelons aujourd’hui « anarchisme » n’est que très rarement de l’anarchisme. Il s’agit plutôt d’une idéologie libertaire. Bien que nous ne fassions habituellement pas de distinctions, il en existe bel et bien une. L’anarchisme, c’est « l’ordre sans le pouvoir », comme l’affirme Proudhon. À la même époque que l’anarchiste français (milieu XIXe siècle), un autre écrivain compatriote va forger le néologisme libertaire, il s’agit de Joseph Déjacque (il va d’ailleurs entretenir un échange épistolaire son contemporain Proudhon). La mouvance libertaire met l’accent sur l’éclatement des frontières (de toutes sortes), sur la suppression des limites (morales, sexuelles, traditionnelles, etc.), bref, sur le progressisme dans toutes les sphères de la vie sociale. Dans cette perspective, le libertaire est un libéral progressiste de gauche radicale. Il se distingue néanmoins du libéralisme, évidemment, par sa critique du capitalisme et de la domination du marché. De plus, il rejoint l’anarchisme par son anti-autoritarisme, son rejet de l’État et sa critique du pouvoir en général.

            Quelles sont les principales causes de cette mode libertaire ? L’échec et l’opprobre successif jeté sur les régimes de la gauche autoritaire et étatique au XXe siècle sont évidemment en cause. L’hégémonie libérale dans l’Occident du XXIe siècle a certainement aussi son rôle à jouer. En effet, le libertaire est en quelque sorte un libéral radical de gauche, tout comme le libertarien est un libéral radical de droite. Ainsi, la raison principale expliquant le pouvoir d’attraction de l’idéologie libertaire est sans conteste sa capacité à offrir une identité subversive ou dissidente à l’adepte, tout en voguant tranquillement en conformité avec l’esprit du temps, le vent moral en proue.

            La critique libertaire possède certains avantages moraux estimables. En effet, l’ethos anarchiste, sceptique envers toute forme d’autorité, est en général assez sain. Son principal avantage est évidemment d’éviter toute naturalisation du pouvoir, en plus d’amener un puissant optimisme vis-à-vis l’humain, tout en ramenant une certaine responsabilité morale à l’homme (évitant ainsi son infantilisation devant les institutions). C’est de cette manière que l’anarchisme se distingue du libéralisme, où la vision de l’homme est plutôt pessimiste (Hobbes contre Rousseau).

            Or, l’anarchisme est une théorie très pauvre d’un point de vue politique. Effectivement, c’est un utopisme idéaliste qui ne fait aucune concession à la Realpolitik. Dans son rejet de l’État par exemple, elle se range du côté des libéraux radicaux de droite. Son absence d’alternative en fait une théorie « politique » nihiliste, fondée sur des dogmes naïvement optimistes sans fondement empirique. Le simple fait d’être contre le capitalisme et la domination du marché ne change absolument rien au fait que la suppression des souverainetés politiques se marquera par le triomphe du marché mondialisé, sans frontières, sans limites, bref, démesuré. De cette manière, il faut, comme toujours, éviter le dogmatisme et la pathologie identitaire, tout en demeurant sceptique vis-à-vis les modes de l’esprit du temps, car lorsque le peuple se fait mouton, les loups prennent le pouvoir !

Le paradigme racialiste de la gauche régressive

            Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, l’idéologie dominante au sein des mouvements contestataires a connu maintes transformations. Après la Deuxième Guerre mondiale, le marxisme connaissait un certain prestige. En effet, le premier État communiste de l’histoire venait de briser la machine de guerre de l’Allemagne nazie. De plus, les crimes soviétiques étaient beaucoup moins documentés qu’aujourd’hui (par exemple, L’Archipel des Goulags d’Alexander Soljenitsyne est publié seulement en 1973). Mai 68 marque un tournant dans l’histoire des idéologies, en Europe et en Amérique. Plusieurs travaux contemporains (Michel Clouscard, Jean-Claude Michéa par exemple) présentent cet événement comme une période de transformation au sein de la gauche. Selon une certaine lecture des phénomènes autour de Mai 68, nous aurions assisté à une libéralisation du mouvement contestataire, processus mené par l’avant-garde estudiantine, considérée comme les représentants de la révolte de la nouvelle bourgeoisie ascendante contre la bourgeoisie traditionnelle.

            Or, ce qui nous intéressera particulièrement dans cet article consiste plutôt en ce qui va suivre, à partir des années 70, mais surtout durant la décennie des années 80, jusqu’à nos jours. Notre hypothèse est que la gauche aujourd’hui, du moins sa frange la plus visible et ayant le plus d’écho dans la sphère publique, entame un processus de régression phénoménal qui mènera nécessairement le mouvement idéologique dans un cul-de-sac aporétique majeur, dont certains symptômes avant-coureurs sont d’ores et déjà perceptibles. La gauche régressive prend son nom principalement du fait qu’elle trahit son essence en marquant une tendance à la soumission de plus en plus prononcée envers l’idéologie hégémonique du libéralisme. Son attachement, voire sa quasi-réduction, au multiculturalisme et à l’immigrationnisme, est le signe le plus manifeste de cet état de fait. Or, la régression va plus loin : la gauche actuelle transforme littéralement son paradigme, passant d’un matérialisme historique à une conception racialiste de la domination. Du coup, la gauche régressive tend aujourd’hui à endosser le paradigme de ses adversaires traditionnels, rejetant du coup ce qu’elle avait de plus subtil et sophistiqué en elle, tout en incorporant le pire de ses adversaires.

Matérialisme historique et antiracisme : complémentarité, continuité ou rupture ?

            Peu importe ce que nous pensons de la gauche ou de l’extrême-gauche, la théorie marxiste recèle une approche heuristique tout à fait pertinente dont le sociologue ne peut pas faire fi sans se retrouver dans une situation fondamentalement lacunaire. Mais qu’est-ce que le matérialisme historique (MH) exactement ?

Le MH consiste en un paradigme épistémique servant de base conceptuelle à un système d’analyse générale des différents phénomènes sociaux. Il est reconnu pour permettre de comprendre, particulièrement, les moments de rupture et de crise sociétale. Le cas d’école est l’analyse de l’avènement du capitalisme par Karl Marx, mais cet exemple est trop complexe pour la visée de ce papier. Prenons plutôt l’explication des causes de la Grande Guerre (GG) par Lénine, dans un article de 1916, intitulé Impérialisme, stade suprême du capitalisme.

Dans cet article, publié un an avant la Révolution bolchévique, Lénine ne cherche pas la cause de la GG chez les acteurs politiques ou militaires, que ceux-ci soient des personnages particuliers, des pays ou des institutions. Le révolutionnaire marxiste creuse plutôt les conditions matérielles et historiques du conflit. Par exemple, plutôt que suivre la chronologie des événements précédant le déclenchement de la GG, notamment le jeu des alliances, Lénine s’intéresse principalement aux monopoles financiers et aux trusts internationaux, aux investissements de capitaux des principaux pays bellicistes, à la compétition pour le contrôle du marché international entre les pays capitalistes (en particulier entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne) et, surtout, le constat de l’expansion maximal des pays impérialistes.

Ainsi, l’absence de nouveaux marchés disponibles, par la colonisation principalement, ne peut mener qu’à un conflit majeur opposant les pays expansionnistes. C’est donc la logique même du capitalisme qui mène à la GG, pour des raisons matérialistes. De cette manière, on minimise le choix individuel des acteurs, qui subissent l’histoire plutôt qu’ils la déterminent, et on met l’accent sur la logique des causes matérielles poussant au déclenchement du conflit.

Cette théorie, comme n’importe laquelle, possède certainement des limites épistémologiques. Or, on ne peut nier sa subtilité et sa pertinence. Pourtant, de nos jours, ce genre d’analyse est plutôt rare (même dans les milieux universitaires) et le paradigme dominant au sein de la gauche est tout sauf subtil. En fait, nous pourrions affirmer qu’il est plutôt grossier. En effet, on assiste à une régression paradigmatique assez phénoménale. On conserve l’enrobage marxiste, en particulier le concept de domination, mais en appliquant le modèle sur des phénomènes dont les critères analytiques sont de plus en plus superficiels : sexe, race et religion.

C’est ainsi que nous passons d’une analyse marxiste mettant l’accent sur la lutte historique des classes sociales aux idéologies de la domination identitaire, principalement le féminisme et l’antiracisme. La première question à se poser est la suivante : Y a-t-il complémentarité entre le marxisme traditionnel et le marxisme révisionniste ? Il n’en est rien, même si les récipiendaires de l’idéologie affirment que oui. La raison principale est que l’acteur historique change : passant de la classe sociale prolétarienne aux différentes marginalités (ethnique, religieuses, sexuelles, etc.) Il n’y a pas de continuité non plus, mais seulement une simplification épistémique ayant pour seul avantage une capacité d’identification plus aisée et plus « naturelle ». Effectivement, la transformation du paradigme de la gauche répond principalement au problème insoluble au sein l’idéologie marxiste : la conscience de classe comme condition essentielle de la révolution.

Le paradigme racialiste de la gauche : avantages stratégiques et limites conceptuelles

            Le vingtième siècle a imposé aux théoriciens marxistes de réviser leur théorie sur plusieurs points. Un de ceux-ci consiste en la notion de conscience de classe. En effet, certains analystes ont remarqué qu’il n’y avait rien de « naturel » à la conscience de classe et qu’une portion non négligeable du prolétariat avait tendance à défendre des intérêts antagonistes à ceux de sa propre classe. Les exemples les plus évidents sont les fascismes des années 30 en Europe, pouvant tous compter sur une base populaire d’envergure et particulièrement motivée.

            Face à ce constat, deux principales solutions se présentent : diriger le peuple à l’aide d’une avant-garde intellectuelle ou transformer le paradigme vers quelque chose de plus « naturel ». Les deux solutions n’étant pas exclusives, elles formeront une synthèse à partir des années 80, autour du projet d’ingénierie sociale qu’est le multiculturalisme et du projet de contrôle idéologique qu’est l’antiracisme. Cette « mutation de la gauche » a déjà été traitée par plusieurs chercheurs (Mathieu Bock-Côté au Québec en particulier), mais a souvent été, a tort selon nous, considérée comme un moment de domination de la gauche sur l’univers idéologique. Or, ce n’est pas tout à fait vrai. Il est plutôt question d’une alliance tacite entre une droite économique néolibérale et une gauche sociétale libertaire (que nous appelons simplement gauche identitaire ou gauche régressive). C’est de cette manière qu’il devient possible de parler d’une véritable hégémonie libérale, c’est-à-dire lorsque l’idéologie, ici le libéralisme, en vient non plus seulement à dominer les idéologies concurrentes, mais à imposer son paradigme à ces dernières.

            Au-delà des conséquences idéologiques de cette mutation historique au sein de la gauche, quelles sont les causes stratégiques de cette transformation ? Comme nous l’avons signalé plus tôt, l’avantage principal est certainement la facilité par laquelle l’identification des acteurs procède. En effet, rien de plus « naturel » que de s’associer entre individus possédant des attributs biologiques ou des codes vestimentaires communs. Le désavantage, aussi lourd de conséquences que ce premier avantage, est que ce critère distinctif n’a absolument aucune forme de pertinence. En effet, ce n’est pas la couleur de la peau qui offre des privilèges, ni le sexe d’ailleurs, mais la position de l’individu au sein des rapports sociaux de production et de propriété.

            Un autre avantage stratégique est de nature démographique. Il n’est pas fortuit que l’idéologie antiraciste apparaisse parallèlement à l’immigrationnisme. Effectivement, partout en Occident, les minorités visibles sont et continueront à être de plus en plus nombreuses, phénomène catalysé par le déclin démographique de l’Occident vieillissant. Il serait en effet naïf de penser que ce calcul de type électoral n’est pas au centre de la rationalité politique du marxisme révisionniste. Le principal désavantage de cette stratégie est qu’une réaction de la droite identitaire s’avère inéluctable, ce qui, au final, ne peut nuire qu’à la base populaire, des deux côtés de l’échiquier politique, toutes ethnies confondues.

            Le dernier avantage dont nous traiterons ici est certainement le pouvoir moral de cette nouvelle idéologie. Après la mise en lumière des atrocités des régimes d’extrême-gauche, de la gauche autoritaire et des États communistes en particulier, la gauche devait trouver un adjuvant moral à sa cause. La lutte contre le racisme s’avéra idéale ! En effet, s’il était toujours possible de critiquer, ou tout simplement rejeter, l’idéal marxiste traditionnel en relativisant l’importance de l’égalité des conditions matérielles, notamment en défendant une plus grande « liberté », il est dorénavant impossible de remettre en question le « projet antiraciste ». Il s’agit là effectivement de la meilleure arme rhétorique de la gauche identitaire, à tel point qu’il est inutile d’en approfondir les effets ici. Le principal désavantage de cette stratégie morale est évidemment l’omniprésence de la rectitude politique qui atrophie les débats politiques autour de phrasaires convenus et de plus en plus vides de substance ; cette tendance généralisée à enlacer des slogans conviviaux désincarnés et à réduire toute problématique sociale à l’aspect mono-causal du privilège blanc.

Privilège de classe et white privilege

            Toute une série de notions très en vogue nous venant des campus universitaires américains circule de manière virale à travers les médias sociaux et la propagande gauchiste des universitaires de la métropole : discrimination institutionnelle, white privilege, racisme systémique, gens racisés, etc. Cela sent la langue de bois, la traduction balafrée ou carrément l’anglicisme. Nous ne désirons pas trop nous étendre dans ce sens, mais le fait que les États-Unis nous fassent la morale sur la question du racisme est comparable à la Pologne contemporaine qui se fait traiter de fasciste par l’Allemagne de Merkel, parce qu’elle ne désire pas recevoir des centaines de milliers de migrants par année…

            Toujours est-il, comme il est de coutume, les notions martelées sans relâche ne sont plus remises en question quant à leur fond, mais simplement prises comme telles, espèces d’hommes de paille devant faire peur à tous les pauvres diables de la contrée. D’abord, qu’est-ce que la discrimination institutionnelle (DI)? La DI concerne une forme de discrimination, principalement ethnique, religieuse ou sexuelle, qui existerait au sein même des institutions, que celles-ci soient gouvernementales, légales, bureaucratiques ou autres. Il existe une infinité de cas dans l’histoire, par exemple le concept de citoyen de deuxième zone n’ayant pas les mêmes droits que la majorité légitime : les Juifs dans l’Europe médiévale, les Chrétiens dans l’Empire arabe et ottoman, les Palestiniens dans l’État hébreu actuel ou, de manière plus précise, les Lois de Nürnberg de 1935 en vue de l’aryanisation de la société. Considérant l’histoire longue, contre-intuitif dans une société domestiquée au libéralisme, la DI est la norme. Or, cela ne la justifie en rien. Nous sommes d’ailleurs une des premières sociétés qui rejette radicalement celle-ci. En fait, notre civilisation fait plus que la rejeter, elle tente de pallier aux siècles de DI en instaurant le principe de discrimination positive. Ainsi, la DI est un concept creux, existant seulement pour faire peur au monde et les culpabiliser, elle n’a aucun fond de vérité et ceux qui la brandissent sont soit des ignorants, soit des imposteurs.

            C’est plus ou moins la même chose pour les autres « concepts » du genre. Nous nous intéresserons simplement à la notion de white privilege (WP). Les inquisiteurs du WP considèrent que la base de toute discrimination en Occident aurait pour fondement le fait que les bancs, principalement les hommes hétérosexuels, bénéficieraient d’un ensemble de privilèges au sein des sociétés occidentales. De cette manière, si les étrangers ne réussissent pas aussi bien que les blancs de manière générale (dans les faits, certains groupes minoritaires réussissent en moyenne mieux que les gens de souche européenne, par exemple les Juifs ashkénazes, les Japonais, les Coréens, etc.), cela serait uniquement dû au système de discrimination implicite qui privilégie de manière systémique les blancs (comme une forme de conspiration).

            Cette approche représente le cœur du déclin épistémique de la gauche régressive. D’abord, elle adopte le paradigme racialiste auquel la gauche s’est historiquement opposée, au détriment de ce qu’elle a apporté de mieux comme contribution aux sciences sociales : le matérialisme historique. Plus encore, cette attitude contredit la base même de l’approche sociologique, s’intéressant aux causes sociales des différents phénomènes sociétaux, au profit d’une considération bassement biologique. En somme, elle est aussi vile, vétuste et puérile que l’affirmation stipulant que les étrangers réussissent mal, car ils posséderaient des déficiences génétiques.

En effet, on met ainsi de côté toutes les considérations d’ordre sociologique, comme les problèmes d’intégration sociale, les barrières de la langue, la non-reconnaissance des diplômes, etc. Finalement, le seul objectif de cette démarche consiste à accuser les sociétés d’accueil en les culpabilisant, tout en oblitérant toute responsabilité aux nouveaux arrivants. Il est par ailleurs intéressant de constater que ce sont habituellement des étrangers parfaitement intégrés et possédant une position sociale dominante (professeurs d’université, politiciens, gens de la communication, etc.) qui consolident ce discours culpabilisant, dirigé envers une frange de la population souvent en situation précaire (étudiants déclassés, jeunes salariés, chômeurs blancs, etc.) Ce discours est tout sauf de gauche, il n’est que le relais d’une domination de classe qui tend à se mondialiser. Ainsi, le discours du WP sert uniquement à voiler les vraies inégalités sociales et économiques : les privilèges de classe.

Le racisme antiblanc et l’antisémitisme : comparaison historique du racisme « légitime » envers les « privilégiés »

            Pour terminer sur ce sujet incendiaire, nous jetterons un peu plus de gazoline dans la fournaise. L’idéologie antiraciste, euphémisme pour racisme antiblanc, possède trois principaux objectifs : 1) Culpabiliser les sociétés occidentales et les domestiquer au nouvel ordre néolibéral mondialisé multiculturel ; 2) Voiler les causes réelles de la domination actuelle ; 3) Trouver un bouc émissaire aisément identifiable. C’est du « déjà-vu » tout cela ! En effet, les mouvements pseudo-socialistes de tendance totalitaire utilisent systématiquement cette formule.

            Dans la stratégie de désignation de l’ennemi intérieur, il faut d’abord savoir l’identifier facilement (couleur de peau, religion ou autre). Puis, il importe de pouvoir soutenir qu’il bénéficie de certains privilèges, idéalement en affirmant qu’il existe un ensemble de réseaux favorisant son ascension ou, mieux encore, une conspiration jouant en sa faveur. Il est rare que les accusations soient complètement infondées. Par exemple, en Allemagne hitlérienne (et ailleurs en Europe), on retrouvait certains lieux communs permettant de « légitimer » la répression envers les Juifs : surreprésentation pour les prix Nobels, dans la finance, les médias, etc. Or, nous retrouvons le même discours avec le WP. À l’instant où il y a une institution qui s’avère surreprésentée par les hommes blancs hétérosexuels, on crie au scandale, au racisme institutionnel ou au WP.

            Pour contrer ces privilèges blancs, la tendance est de régresser vers une autoségrégation ethnique, religieuse ou sexuelle. Ce processus est pudiquement appelé l’établissement de safe spaces. L’ensemble du projet d’émancipation ethnique et sexuel, dont l’objectif était l’intégration des marginalisés au sein de la société, est ainsi balayé du revers de la main. La raison principale de cette tendance, fardée sous la menace du mâle alpha oppresseur (ils sont partout!), est stratégique : puisque la discrimination tend à s’atténuer, il faut trouver des moyens artificiels pour la maintenir. C’est un symptôme amer du fétichisme identitaire qui contamine l’ensemble du débat social, résultat pathétique d’un manque complet de vitalité et de courage politique. Toutefois, ce marasme, malgré son apparence inéluctable, s’écroulera dès que seront s’élever les voix de la raison, car ce qui se caractérise par son vide intrinsèque disparaît dès l’instant où la parole véridique reprend son souffle.  Et ce moment ne saurait tarder.

Requiem pour un dialogue Droite alternative et Antifa : réconciliation ou guerre civile

Ces dernières semaines, nous avons assisté à une série de manifestations et d’événements violents impliquant la participation de groupements politiques radicaux. Les plus médiatisés ont été la manifestation d’extrême-droite contre le déboulonnage de la statue du général sudiste Robert E. Lee à Charlottetown en Virginie le samedi 12 août 2017 et, plus près de nous, le défilé contre l’immigration illégale de La Meute dans la capitale nationale le dimanche 20 août 2017. Ces deux événements ont été perturbés par des contre-manifestations organisées par la mouvance d’extrême-gauche Antifa, luttant contre le racisme et le « fascisme ». Dans cet article, nous désirons présenter les dangers qui pèsent sur nos sociétés dans la manière de couvrir les événements par les médias, comment l’usage de la violence est légitimé de façon outrancière par les mouvements de pression, quelles sont les incohérences fondamentales des principaux acteurs concernés, ainsi que quelques suggestions pour éviter la banalisation de la violence et favoriser le dialogue rationnel dans un futur proche.

 

La couverture médiatique

Concernant les événements tragiques de Charlottetown, il est manifeste que les médias ne sont pas impartiaux. Le fait que le président des États-Unis, peu importe ce que l’on pense de l’individu, dénonce la violence des deux côtés est tout à fait normal. La violence se doit d’être dénoncée de manière inconditionnelle par les représentants politiques, le contraire serait d’ailleurs fort inquiétant. Or, la vaste majorité des médias ont tenté d’instrumentaliser cette sortie tout à fait légitime comme un soutien tacite du président au meurtre désolant de la dame heurtée par la voiture-bélier perpétré par le suprémaciste blanc James Alex Fields.

L’article le plus important sur le sujet au Québec, paru dans Le Devoir le 19 août et rédigé par le journaliste Stéphane Baillargeon, va dans le même sens. La stratégie médiatique est de nier l’existence d’une extrême-gauche organisée aux États-Unis et de relativiser, voire légitimer, sa violence, contre les groupes d’extrême-droite. En effet, dans cet article, on fait appel au « spécialiste » Graham G. Dodds, professeur de science politique à l’Université Concordia.  Ce dernier nous invite à penser qu’il s’avère ridicule de croire qu’une gauche existerait aux États-Unis : « Juste parler de la gauche aux États-Unis me semble presque une blague, dit Graham Dodds. Nous avons ces libéraux d’Hollywood et des manifestations sur les campus. Mais il n’y a pas de gauche organisée. Alors, de l’extrême-gauche ? Voyons donc. »

Cette affirmation relève soit du mensonge, soit de l’ignorance. Tout le monde qui s’intéresse au phénomène de la montée des mouvements extrémistes, de part et d’autre, depuis le début du mandat Trump, reconnaît aisément qu’il existe effectivement une extrême-gauche organisée, parallèle à la montée en puissance de la droite alternative (alt right), utilisant les médias sociaux de manière aussi efficace que leurs opposants politiques, valorisant l’intimidation et la violence comme outil de lutte, et s’avérant apte à mobiliser un grand nombre d’individus motivés rapidement, en plusieurs endroits du pays. Nous nous demandons bien sur quelle planète professeur Dodds demeure pour nier la présence importante des groupes Antifa ces derniers mois, notamment lorsqu’en février l’invitation du militant de la droite alternative Milo Yiannopoulos est violemment perturbée sur le campus de l’Université de Californie, ce qui mènera à plusieurs batailles rangées dans les rues de Berkeley au printemps suivant entre les groupes radicaux de droite et l’Antifa, ou encore, en avril dernier à San Jose lorsque plusieurs jeunes sont battus dans la rue parce qu’ils portent des effigies de soutien à Trump, puis à Portland au début de juin, etc.

Bien qu’il soit tout aussi imprudent de crier à la guerre civile, nier ces événements, ainsi que l’influence grandissante de l’Antifa, s’avère tout à fait déraisonnable. Dénoncer cette violence outrancière et cette stratégie politique contre-productive est nécessaire et légitime, comme l’affirme le linguiste et militant anarchiste Noam Chomsky, dans une sortie qui a fait un buzz dans les médias sociaux suivant les événements de Charlottetown, stipulant que l’Antifa est mauvais dans ses principes, qu’elle est contre-productive et qu’elle représente un cadeau majeur pour la droite radicale. Effectivement, le fait que les médias minimisent l’influence et la violence de l’Antifa alimente la droite alternative, dont un des slogans centraux est la dénonciation des fausses nouvelles (fake news).

 

Violence légitime

En plus de minimiser l’importance des actions de l’Antifa, on voit circuler dans les médias, officiels et alternatifs, une tendance à légitimer la violence de ce groupe contre les sympathisants de la droite alternative. En effet, le 23 août dans Le Devoir, nous pouvons lire le candidat à la maîtrise en science politique Hadrien Chénier-Marais poser la question : « Est-ce correct de frapper un néonazi ? » Bien qu’il ne réponde pas ouvertement par l’affirmative, il n’en demeure pas moins qu’il considère que le débat reste ouvert et que « la question mérite d’être posée ». De manière plus tranchée, dans La Presse du 25 août, des militants Antifa affirment que la violence contre l’extrême-droite est légitime et qu’elle est même plus stratégique que la destruction de la propriété (qui, d’ailleurs, a été longtemps le mot d’ordre de l’extrême-gauche au Québec jusqu’à maintenant).

Cette justification de la voie de fait sur des individus en chair et en os se base sur deux critères : la lutte moralement bonne et la légitime défense. En effet, l’antiracisme est à la mode, ce qui est fondamentalement une bonne chose, et on fait appel à ce slogan pour justifier n’importe quel comportement et ostraciser n’importe qui ayant des opinions intempestives ou jugées telles, ce qui est fondamentalement une bien moins bonne chose. En effet, aujourd’hui, on ne peut plus critiquer ni l’idéologie immigrationniste, ni le multiculturalisme, ni favoriser un protectionnisme, s’en se faire systématiquement traiter de raciste et, ainsi, recevoir l’anathème public, justifiant du coup un traitement populaire outrancier. Or, aucune idéologie n’est absolument bonne en soi et cette tendance à naturaliser, et moraliser, l’idéologie dominante (libéralisme, multiculturalisme, immigrationnisme, etc.) est foncièrement dangereuse ; cette tolérance de façade est la mère d’une intolérance réelle exubérante. De plus, cette naturalisation de l’idéologie alimente la droite alternative, car elle supporte l’idée que celle-ci combat la « pensée unique ».

De plus, appeler à la violence contre l’extrême-droite, sous prétexte d’une attaque préventive, est un discours de va-t’en-guerre et de têtes brûlées qui justifie les pires atrocités au nom de la légitime défense préventive. Cette rhétorique pathétique est l’adage des néoconservateurs et nous a donné l’Afghanistan, l’Iraq, la bande de Gaza, la Libye, la Syrie et j’en passe. Au final, cette justification de la violence ne fait rien d’autre qu’alimenter la violence du parti adverse et contribue au nivellement brutal et absurde du débat politique à une banalisation du combat de rue insensé et funeste.

L’Antifa est un poison au sein de la gauche militante, à l’instar du suprémacisme blanc au sein de la droite alternative. Ces deux tendances violentes et extrémistes, bien qu’étant minoritaires de part et d’autre, tuent le dialogue rationnel dans une spirale de violence barbare, juvénile et puérile. Dans une société libre, il est légitime de remettre en question le capitalisme et le néolibéralisme, tout comme il l’est de critiquer le multiculturalisme et l’immigration de masse. Justifier l’usage de la violence « légitime » contre les opposants politiques en essentialisant notre propre positionnement politique est une aberration, dont tous les collaborateurs sont coupables.

 

Le fascisme de l’antifascisme

Qu’est-ce que le fascisme ? Le fascisme est la doctrine selon laquelle on favorise l’utilisation de l’intimidation et de la violence pour faire avancer nos idées politiques et faire taire l’opposition. Or, c’est exactement ce que valorise l’Antifa comme stratégie politique. Ainsi, l’Antifa est un groupe fasciste et ne se distinct guère ainsi de la pire racaille de l’extrême-droite historique. La seule différence est que l’Antifa a actuellement la morale de son côté. En effet, il est difficile de critiquer l’Antifa lorsqu’elle combat la droite radicale, car cette critique risque rapidement de se faire apposer sur le front l’infamante accusation de complicité avec l’ennemi raciste. Ce cercle vicieux est d’une totale limpidité ! C’est la principale raison pour laquelle les médias n’avaient aucun problème à dénoncer la violence du black block contre les Starbucks ou les banques pendant la lutte étudiante au printemps 2012, mais qu’elle hésite tant à le faire aujourd’hui, lorsque la violence touche des personnes civiles, seulement coupables de « délit d’opinion ».

Mais encore, comment peut-on expliquer que les partisans de la tolérance, de l’ouverture des frontières et de l’amour entre les peuples puissent, en même temps, justifier une politique centrée sur la stratégie de blesser autrui pour l’avancement de leur idéologie politique ? Comment peut-on expliquer cette dissonance cognitive fondamentale ? Déjà dans les années 70 en Italie, durant les tragiques « années de plomb », Pier Paolo Pasolini, membre du PCI, avait décelé l’arnaque et l’incohérence du mouvement antifasciste : « Voilà pourquoi une bonne partie de l’antifascisme d’aujourd’hui, ou, du moins, ce que l’on appelle antifascisme, est soit naïf et stupide, soit prétextuel et de mauvaise foi ; en effet, elle combat, ou fait semblant de combattre, un phénomène mort et enterré, archéologique, qui ne peut plus faire peur à personne. C’est, en somme, un antifascisme de tout confort et de tout repos. »

 

Requiem pour un dialogue intelligent, une réconciliation des radicaux et une lutte contre le vrai « fascisme »

Pendant que les moutons s’entre-déchirent, les loups se régalent. Le visage politique en Occident en général, et au Québec en particulier, est triste et désolant. L’identification politique se fait sur des bases de plus en plus grossières et pathétiques (couleur de peau, sexe, religion, etc.) et le débat politique est soit absent, soit frôlant le plancher d’insignifiance, de conformisme et de victimisation. Pendant que la périphérie s’entre-tue pour des bagatelles, combat dans les rues pour des slogans vieillis, moribonds et vétustes, le pouvoir établi, quant à lui, compte les sous, poursuit sa destruction de l’environnement, ses guerres impérialistes partout dans le monde, alimentant déceptions et guerres civiles d’un océan à l’autre et, surtout, riant à gorge déployée dans leurs tours d’ivoire, bien loin de la brutalité populaire dans les rues des villes sous leur joug… Que ceux et celles ayant les oreilles pour entendre dénoncent cette mascarade hypocrite, évitent la guerre de tranchée de la périphérie et canalisent la lutte contre le vrai fascisme : le centre néolibéral anti-humaniste de l’idéologie impérialiste de la mondialisation de la consommation et du spectacle de la marchandise fétichisée.