Le monde universitaire des sciences sociales est souvent le lieu d’une conversion idéologique fondamentale chez l’étudiant, ainsi qu’une implication dans les milieux militants. Les besoins souvent viscéraux, à la fois de jouer un rôle politique et social dans l’amélioration de notre monde, ainsi que de s’intégrer au sein d’un regroupement d’individus ayant plus ou moins les mêmes ambitions que soi, constituent deux motivations primordiales poussant le jeune universitaire à s’adonner au militantisme identitaire. Par exemple, les associations étudiantes constituent un lieu privilégié rassemblant plusieurs tendances au militantisme politique, servant ainsi de pont entre les différentes idéologiques, souvent de nature identitaire.
Dans cet article, nous traiterons particulièrement du militantisme identitaire en milieu universitaire. D’abord, nous définirons notre objet. Puis, nous considérerons l’exemple de Mai 68 comme cas historique typique. Après, nous présenterons une analyse originale du processus identificatoire en question à travers notre concept de Pathologie caractérielle d’identification identitaire (PCII). Nous établirons ensuite un lien entre le militantisme identitaire et le concept socratique de double ignorance. Finalement, dans une démarche de sociologie de la connaissance axée sur la question identitaire, nous tenterons de déterminer s’il existe une différence entre l’ipséité et le sujet socialement déterminé, remettant ainsi en cause l’hégémonie actuelle de l’épistémologie constructiviste au sein des sciences sociales.
Définition du militantisme identitaire
D’abord, militant est le participe actif (présent) du verbe militer. L’étymologie du terme militer provient du substantif latin (nominatif masculin singulier) militaris. Ce dernier signifie précisément la guerre. Il donna le verbe à l’infinitif présent militare, désignant l’idée de faire son service militaire. À la première personne du singulier de l’indicatif imperfectif (présent), cela donne milito, très proche du français « Je milite ». La connotation est donc nettement combative.
Historiquement, la première utilisation française du concept de militant s’effectua dans un contexte religieux. En effet, l’expression d’Église militante fut d’un usage courant dans les milieux ecclésiastiques et représentait l’ensemble des croyants sur Terre. Ainsi, bien que le concept se soit sécularisé au courant des siècles, l’idée de combativité intrinsèque à l’œuvre militante est néanmoins demeurée dans l’esprit de nos contemporains. Effectivement, le militant est celui qui est fidèle à une cause et qui combat pour elle, d’une manière ou d’une autre.
Le militantisme identitaire est un type de militantisme. Cette catégorie spécifique implique que l’acteur s’identifie à la cause qu’il défend, à son idéologie, à ses symboles ou à ses auteurs classiques. Du coup, le projet pour lequel un individu milite n’est plus perçu comme quelque chose d’extérieur à soi, mais plutôt en tant qu’aspect constitutif de son identité propre. Ainsi, un élément étranger (du latin alienus) à soi s’immisce au sein de la subjectivité du militant, sous une apparence d’authenticité. C’est pour cette raison que nous affirmons que la condition de possibilité du militantisme identitaire consiste en l’aliénation.
Aliénation
L’aliénation est un concept central du marxisme. Marx expose son concept dans ses œuvres de jeunesse, notamment dans les Manuscrits de 1844. Dans la section sur le Travail aliéné, le sociologue allemand présente les trois principales formes de l’aliénation salariale : être dépossédé du fruit de son travail, ne pas être maître dans la manière de produire et, le plus important, l’aliénation de son humanité. En effet, considérant que le travail est ce qui caractérise l’homme générique dans les individus particuliers, le salariat aliène l’homme de son humanité. Pourtant, le concept d’aliénation ne se limite pas uniquement au monde du travail. D’ailleurs, Marx lui-même effectue une comparaison avec la religion pour expliciter son concept :
Toutes ces conséquences se trouvent dans cette détermination : l’ouvrier est à l’égard du produit de son travail dans le même rapport qu’à l’égard d’un objet étranger. Car ceci est évident par hypothèse : plus l’ouvrier s’extériorise dans son travail, plus le monde étranger, objectif, qu’il crée en face de lui, devient puissant, plus il s’appauvrit lui-même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. Il en va de même de la religion. Plus l’homme met de choses en Dieu, moins il en garde en lui-même. L’ouvrier met sa vie dans l’objet. Mais alors celle-ci ne lui appartient plus, elle appartient à l’objet. (Marx 1972 [1844], XXXII.57)
Ce passage très connu et hautement commenté dans les milieux marxistes, et encore davantage avec les écoles néo-marxistes ou marxiennes, amène plusieurs notions intéressantes au concept qui nous intéresse. L’opposition entre le monde intérieur et le monde extérieur peut être maintenue, mais en l’impliquant au niveau de l’identité du sujet. En effet, l’identification peut être représentée comme le surinvestissement d’un élément étranger à soi et, parallèlement à ce surinvestissement, en résulte un appauvrissement de sa nature authentique. Ainsi, comme Marx l’affirme concernant l’objet du travail, il est possible de stipuler que plus le sociétaire confère de l’importance à l’idéologie, en l’incorporant dans son être propre, plus il se vide de son ipséité, plus il s’identifie à un cadre objectif et extérieur, bref, plus il se conforme.
Mai 68
En milieu militant et universitaire, Mai 68 joue d’une certaine manière le rôle d’un mythe moderne. On y retrouve ses idoles (Daniel Cohn-Bendit, ex-anarcho-trotskyste aujourd’hui réformé en parlementaire de l’UE), Satan et ses cerbères (De Gaulles et les CRS), ses écrits presque sacrés (Éros et civilisation d’Herbert Marcuse publié en 1955), ses artistes qui en chantent la nostalgie (Renaud et L’Hexagone), mais surtout, son image idyllique dans l’esprit de nombreux militants identitaires. La fonction du mythe (muthos), que l’on oppose traditionnellement au discours rationnel (logos), est de présenter la partie pour le tout. Cela a pour effet, entre autres, de figer la représentation du réel dans une vision totalisante, en plus de rendre impossible toute pensée dialectique de l’histoire. Guy Debord, autre représentant de Mai 68, présente magnifiquement cela dans son ouvrage classique La société du spectacle, publié l’année précédant (1967) les événements en question : « L’idéologie, […] despotisme du fragment qui s’impose comme pseudo-savoir d’un tout figé, vision totalitaire, est maintenant accomplie dans le spectacle immobilisé de la non-histoire. » (Debord 1992 [1967], 129)
C’est justement ce qui s’est produit avec Mai 68, lorsque l’événement, par sa mise en spectacle, devient idéologie. D’abord, le spectacle en vient à englober totalement les faits réels, voire même devenir plus réel que ces derniers. Par exemple, on oublie trop souvent que Mai 68 n’était pas à la base un conflit étudiant, mais plutôt la plus grande grève ouvrière de l’histoire de la France. Michéa parle de deux Mai 68, aussi différents dans leurs formes que dans leurs fonds :
[D]’un côté un Mai 68 étudiant, qui constituait la partie visible de l’iceberg, et de l’autre un Mai 68 populaire – rassemblant avant tout des ouvriers, des paysans et des employés […] – d’une ampleur et d’une puissance incomparablement supérieurs (la plus grande grève populaire de l’histoire de France). Or l’origine, la nature et les projets politiques respectifs de ces deux Mai 68 n’ont, pour l’essentiel, jamais réellement coïncidé. (Michéa 2008, 128)
Au sein même du mouvement de Mai 68, nous retrouvons des acteurs ayant perçu le danger d’une récupération par l’avant-garde étudiante et le spectacle médiatique. Un lien direct est établi entre le militantisme identitaire et le milieu universitaire. Dans un pamphlet rédigé en 1972 par l’Organisation des jeunes travailleurs révolutionnaires (OJTR) et titré Le militantisme, stade suprême de l’aliénation, nous retrouvons une analyse judicieuse du phénomène de récupération estudiantine de la révolte populaire. D’abord, ce qui est critiqué consiste au fait que, contrairement à l’ouvrier, l’étudiant à quelque chose à défendre, en l’occurrence son rôle identitaire : « En se politisant, le militant est à la recherche d’un rôle qui le mette au-dessus de la masse. Que ce au-dessus prenne des allures d’avant-gardisme ou d’éducationnisme ne change rien à l’affaire. Il n’est déjà plus le prolétaire qui n’a rien d’autre à perdre que ses illusions ; il a un rôle à défendre. » (OJTR 2010 [1972], 8)
En effet, lorsqu’une révolte populaire survient, nous sommes en droit de penser que les premiers intéressés ne sont pas les universitaires, souvent issus de la bourgeoisie aisée, mais d’abord les travailleurs eux-mêmes. Qu’est-ce qui incite ainsi les militants universitaires à s’identifier au mouvement de révolte ? L’OJTR affirme que c’est d’abord pour conférer un sens à leur réalité que l’étudiant devient un militant : « En militant, il donne du poids à son existence, sa vie retrouve un sens. Mais ce sens, il ne le trouve pas en lui-même dans la réalité de sa subjectivité, mais dans la soumission à des nécessités extérieures. » (Ibid.) Mais encore, selon l’OJTR, l’aliénation du militant identitaire vient du fait qu’il défend un rôle social créé de toute pièce, soutenu par une mission (du latin missio, c’est-à-dire « envoyé » au nominatif, lui-même dérivé du grec ancien apostolos, d’où l’on a tiré apôtre en français). Or, cette mission est justement basée sur l’illusion que le militant identitaire a pour vocation la transformation du monde :
Le militantisme gauchiste touche essentiellement des catégories sociales en voie de prolétarisation accélérée (lycéens, étudiants, enseignants, personnels socio-éducatifs…) […] L’ouvrier est beaucoup moins complice de son rôle social que l’étudiant ou l’éducateur. Ils retrouvent dans le militantisme une importance personnelle que la dégradation de leur position sociale leur refusait. Se dire révolutionnaire, s’occuper de la transformation de l’ensemble de la société, permet de faire l’économie de la transformation de sa propre condition et de ses illusions personnelles. (Ibid. 9)
Pourquoi est-ce justement le Mai 68 des étudiants qui s’est imposé, pour finalement se cristalliser dans le mythe moderne que l’on connaît aujourd’hui ? La thèse la plus intéressante permettant de répondre à cette question de fond vient d’un marxiste français nommé Michel Clouscard. Ce dernier est reconnu pour avoir critiqué sévèrement la mutation de la gauche traditionnelle vers un libéralisme libertaire, se ralliant à l’économie de marché et transformant le terrain de lutte autour de questions d’ordre sociétal, c’est-à-dire des objectifs principalement identitaires (lutte sexuelle, reconnaissance des minorités ethniques ou religieuses, etc.)
Concernant le tournant de Mai 68, Clouscard affirme que, loin de représenter une forme progressive d’émancipation, la monopolisation du discours par l’avant-garde estudiantine représente une simple révolte de la nouvelle bourgeoisie pseudo-contestataire, contre la vieille bourgeoisie puritaine, dont le but effectif était d’étendre le marché capitaliste, auparavant limité par la morale bourgeoise. Autrement dit, la mutation de la gauche militante à partir de Mai 68 relève davantage d’une usurpation par la petite-bourgeoisie oisive, contre la classe productive et réellement révolutionnaire. À partir de ce moment, la conscience révolutionnaire ne se détermine plus par son statut de producteur non propriétaire de ses moyens de production, mais plutôt par son mode de consommation, liant ainsi ethos révolutionnaire et modes identitaires consuméristes. D’où la critique de Clouscard envers la deleuzophrénie et de sa mise au pinacle du désir comme force émancipatrice :
Aussi, le modèle de la nouvelle consommation sera l’émancipation par la transgression. […] Consommer, c’est s’émanciper, transgresser c’est être libre ! jouir c’est être révolutionnaire !!! […] Politiquement, [le néocapitalisme] a dévié l’élan révolutionnaire d’une certaine jeunesse des diversions et identifié mode et révolution. (Clouscard 1973, 55-61)
Pathologie caractérielle d’identification instrumentale
Cette pseudo-marginalité tient au fait qu’elle accomplit de manière achevée le projet identitaire en lui-même, c’est-à-dire une attitude d’absence de distance vis-à-vis de son objet, ou, de manière plus recherchée, elle manifeste ce que l’on peut nommer une pathologie caractérielle d’identification instrumentale (PCII). Loin d’être bénigne, cette pathologie représente une des causes principales de la stérilité radicale des sciences sociales depuis au moins trois décennies et constitue la funeste déception en son sein. Prenons donc le temps de bien comprendre en quoi consiste ce « symptôme ».
D’abord, il touche à l’instrument. L’instrument du penseur est son cadre théorique. Ainsi, la théorie est au sociologue ce que le microscope est au microbiologiste par exemple. L’instrument, par définition, n’est pas un but en lui-même, mais un moyen. Dans le cas des sciences humaines, la théorie est donc un moyen lui permettant de saisir son objet, en l’occurrence, l’homme ou la société. Pourtant, avec le processus d’identification à son instrument, le rapport épistémique classique S-I-O (S=sujet ; I=instrument ; O=objet) est en quelque sorte inversé et devient I-O-S. Autrement dit, l’instrument remplace le sujet (par identification avec celui-ci), l’objet sert de médiation (servant au renforcement identitaire) et le sujet devient la finalité (la consolidation identitaire du sujet). De manière plus claire, le cadre théorique acquiert le rôle actif (par exemple, c’est le marxiste en moi qui parle), la réalité objective sert de médiation (devient un moyen et non plus une fin en soi) et l’objectif central du processus devient la validation de son propre statut identitaire, c’est-à-dire la confirmation de ses présupposés, ceux-ci étant justement le référant identitaire servant de point de départ comme suite au « remplacement » du sujet par l’instrument (le cadre théorique).
C’est ce processus qui réduit le chercheur à un simple idéologue. Mais encore, au lieu de chercher à limiter au possible ce phénomène sclérosant, l’épistémologie dominante, en l’occurrence le relativisme, stipule qu’il ne peut en aller autrement, c’est-à-dire que l’objectivité pure est impossible (ce qui est nécessairement vrai), donc que toute idéologie est bonne et qu’il importe simplement d’afficher ses présupposés (ce qui est aberrant). Or, cela est pure rhétorique ! Il s’agit de la stratégie sophistique que l’on nomme justement « l’homme de paille », c’est-à-dire le moyen par lequel on présente la limite d’une théorie (ici l’objectivité), pour ainsi prouver qu’elle n’est pas « absolument » possible, c’est-à-dire parfaite, pour ensuite invalider son entièreté et, par le fait même, imposer son contraire de manière radicale (ici le subjectivisme). Pourtant, l’imperfection d’une démarche n’est pas un argument suffisant pour son rejet complet.
Si l’on poursuit le déchiffrage du symptôme du PCII, nous voyons qu’il touche l’aspect caractériel. Nous désignons par-là que c’est l’élément irrationnel de l’homme qui est atteint. Le caractère est ce qui apparaît immuable (alors que tout sociologue sait qu’il est en grande partie façonné par le contexte et la biographie de l’acteur) et qui tend à développer des mécanismes de défense lorsque ce dernier se sent attaqué. Finalement, lorsque nous parlons d’une pathologie, nous entendons par cela principalement son aspect passif (pathologie vient du grec ancien pathos, d’où l’on a tiré en français bien sûr passion, mais aussi passif). Cette passivité rend parfaitement bien l’essence du phénomène de renversement exposé plus haut (I-O-S), qui est justement le remplacement du sujet connaissant actif par l’instrument et la disposition du sujet comme finalité du processus en tant qu’élément dorénavant passif du système. De cette manière, il nous est possible d’affirmer que l’idéologie, poussée à son aboutissement extrême, se réduit à une pure identité normative, neutralise toute capacité cognitive et constitue la base de l’illusion d’une saisie adéquate de la réalité, de par les décharges émotives qu’elle instille chez l’idéologue ; elle est ainsi l’antithèse radicale de la pensée politique éclairée, juste et féconde.
Mais encore, cette PCII, d’où résulte la subjectivisation de l’instrument (en tant qu’idéologue comme point de départ actif) et l’objectivisation du sujet (comme identité renforcée par l’idéologie au terme passif), en plus de sa résultante funeste lui étant inhérente que nous venons d’exposer, rend de plus infécond tout dialogue rationnel entre les sociétaires. Effectivement, les acteurs ne traitent plus de phénomènes extérieurs entre eux, par l’entremise d’instruments d’analyse, mais plutôt des conditions de leur subjectivité propre. Inutile d’ajouter que cette identification aux outils méthodologiques (lorsque la théorie devient une doctrine identitaire) rend obsolète tout discours rationnel en nivelant le débat autour des simples techniques de renforcement et de consolidation identitaire, par la surenchère de mécanismes de défense irrationnels, créant littéralement un éclatement du dialogue au profit d’une sempiternelle lutte émotivo-identitaire, aussi absurde que superficielle…
Conscience réifiée
Nous avons vu qu’une des caractéristiques de l’idéologue est d’appauvrir le discours rationnel au profit d’un mythe parcellaire faisant office d’explication totalisante du réel. Une des raisons avancées pour expliquer ce phénomène vient du sociologue français Joseph Gabel, dans l’éclairant texte Fausse conscience, publié en 1962. Ce livre va d’ailleurs inspiré Debord qui fait mention de l’auteur à l’aphorisme 221 de son ouvrage La société du spectacle. Gabel est un marxiste non-orthodoxe et fortement influencé par Karl Mannheim. La thèse de son œuvre est que la structure cognitive de l’idéologue est similaire à celle du schizophrène, sur les bases communes de l’appréhension antidialectique du réel, de la spatialisation de durée, de l’illusion de la totalité, du fétichisme identitaire et de la réification de la conscience. Ces deux derniers aspects nous intéresseront particulièrement.
Le militant identitaire a souvent tendance à s’entourer d’autres militants répondants aux mêmes critères identitaires. Ce grégarisme, que l’on retrouve dans tout environnement social ordinaire, a pour effet de catalyser les mécanismes de consolidation des repères symboliques et des subjectivités normées. C’est ce que nous pouvons nommer la réification de la conscience (le préfixe vient du latin res, désignant chose), c’est-à-dire la chosification de la conscience. Ce concept est emprunté au marxiste Lukacs, mais Gabel l’entend dans un sens bien particulier. En effet, selon l’auteur, le phénomène de la réification de la conscience touche précisément l’idéologue au terme du processus identificatoire. La chosification de la conscience s’effectue lorsqu’une pensée abstraite prend la forme d’une chose objective. Cela a pour effet de figer les interprétations du réel en catégories fixes et immuables, considérées de manière transhistorique et dichotomique.
L’identification à outrance a pour effet principal de diviser le monde de manière dualiste. L’importance de la distinction entre la gauche et la droite est un exemple de ce symptôme dichotomisant dans les milieux militants. Gabel explique en partie le phénomène à travers l’idée de sociocentrisme et son concept de relation privilégiée. L’idéologue, ou le militant identitaire, a tendance à s’entourer d’individus dont la subjectivité est construite autour des mêmes critères normatifs, dans le but de consolider ses propres schèmes de pensée (par l’effet du miroir intersubjectif), tout en rejetant hors de son horizon de socialisation potentielle les structurations cognitives dissonantes : « De plus, la primauté artificielle (hétéronomique) de la relation privilégiée entraîne obligatoirement une scotomisation des relations non privilégiées et aussi une des données historiques ; il en résulte une prépondérance des fonctions identificatrices non dialectiques avec dissociation des totalités et saisie anhistorique, spatialisante du réel. » (Gabel 1962, 77)
Double ignorance
Finalement, si le militantisme identitaire représente une forme particulière d’aliénation, en plus de tendre à scotomiser la dissonance normative, rendant ainsi tout dialogue hétéronome impossible (ou lourdement handicapé), en plus de tendre à réifier la conscience du sujet au terme du processus identificatoire, la plus funeste conséquence de ce phénomène consiste en la double ignorance. Ce concept est d’origine socratique et se retrouve dans les textes de Platon à quelques reprises au sein des 44 dialogues de ce dernier. La double ignorance consiste simplement au fait d’ignorer que l’on ignore :
(Socrate) Qui sont donc les ignorants ? Certes pas ceux qui savent. (Alcibiade) Assurément pas. (Socrate) Puisque ce ne sont ni ceux qui savent, ni ceux des ignorants qui savent qu’ils ne savent pas, que reste-t-il d’autre sinon ceux qui croient savoir ce qu’ils ne savent pas ? (Alcibiade) Ce sont ceux-là. (Socrate) C’est cette ignorance qui est la cause de ce qui est mal, c’est elle qui est répréhensible ? (Alcibiade) Oui. (Platon 2000, 117d-118a)
Ce jeu dialectique est tout sauf bénin. En fait, c’est l’ensemble de l’épistémologie socratique, ainsi que le projet de la philosophie antique, qui tient sur cette notion. En effet, le socratisme n’est pas un positivisme. Au contraire, Socrate n’a aucune prétention à détenir la vérité, c’est d’ailleurs ce qui le distingue, en partie, des sophistes. C’est le principe de l’humilité socratique : « Je suis plus sage que cet homme-là. Il se peut qu’aucun de nous deux ne sache rien de beau ni de bon ; mais lui croit savoir quelque chose, alors qu’il ne sait rien, tandis que moi, si je ne sais pas, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble que je sois un peu plus sage que lui par le fait même que ce que je ne sais pas, je ne pense pas non plus le savoir. » (Platon 1965, 21d)
Du coup, le but de la philosophie socratique n’est pas d’abord de décrire positivement les choses, mais bien plutôt de rompre avec la prétention de la détention du savoir. L’explication amenée par Platon est ici d’une logique implacable. Contrairement aux sophistes (le terme vient de sophia, sagesse), les philosophes ne sont pas sages eux-mêmes, mais aspirent à la sagesse. Cette nuance est fondamentale, car cette aspiration à la sagesse implique d’abord de la désirer, comme l’étymologie du mot philosophe l’indique, venant du grec ancien philein (aimer) et sophia (sagesse). Or, tout désir est désir de quelque chose que l’on manque : « Cet homme donc, comme tous ceux qui désirent, désire ce qui n’est pas actuel ni présent ; ce qu’on a pas, ce qu’on est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour. » (Platon 1964, 200d) Donc, pour pouvoir désirer la sagesse, et ainsi devenir un amoureux de la sagesse, il faut d’abord reconnaître son ignorance :
Aucun des dieux ne philosophe ni ne désire devenir savant, car il l’est ; et, en général, si l’on est savant, on ne philosophe pas ; les ignorants non plus ne philosophent pas et ne désirent pas devenir savants ; car l’ignorance a précisément ceci de fâcheux que, n’ayant ni beauté, ni bonté, ni science, on s’en croit suffisamment pourvu. Or, quand on ne croit pas manquer de quelque chose, on ne la désire pas. (Ibid. 204a)
Pourtant, force est de croire que cet aveu d’ignorance n’est pas l’ethos typique du militant identitaire ! En fait, la condition de possibilité du militantisme est justement de prétendre au savoir. Sans une appréhension du devoir-être, le militant ne pourrait militer. Plus encore, celui qui veut transformer le monde d’une manière ou d’une autre, prétend doublement au savoir. D’abord en amont, car pour critiquer l’actuel, il faut d’abord le connaître. Puis en aval, prétendant savoir le mieux qui devrait être, pour remplacer l’actuel déficient.
Le principal problème qu’amène la double ignorance est son imperméabilité aux contradictions dans sa lecture du monde. D’où l’idée d’une scotomisation systématique des relations dissonantes qu’a théorisée judicieusement Gabel. En fait, nous pourrions parler d’un processus d’aveuglement continu autour des dissonances normatives. La raison permettant d’éclairer ce funeste phénomène consiste au fait que le processus d’identification, réifiant la conscience du même coup, provoque l’illusion chez le sujet que son schème cognitif représente son être propre, son ipséité profonde, sa réalité authentique. Du coup, si les référents identitaires sont attaqués, le sujet subit ces attaques comme si on visait sa propre subjectivité.
Le fait de se fermer aux contradictions inhérentes au monde et se cloîtrer au sein d’un regard dichotomisant, tout en prétendant à une totalité anhistorique, provoque l’atrophie de la fonction dialectique de l’intellect, ainsi qu’un affaiblissement des capacités heuristiques. Le mode survie prend le dessus sur l’étonnement. La priorité n’est plus de s’émerveiller devant le monde, de vouloir l’appréhender et sonder ses mystères, mais devient simplement cette manie à renforcer son identité, à la manifester dans les lieux communs et à chercher des miroirs pour s’y reconnaître… Bref, il nous semble tout à fait juste d’affirmer que le militant, à travers le fétichisme identitaire, est rendu passif en amont, figé en aval et aliéné en son être.
Conclusion
Nous avons donc débuté par définir ce qui était entendu par militantisme identitaire. La sévérité de notre propos doit être relativisée et ne pas être prise pour un refus catégorique de toute forme de militantisme, loin de là. En effet, ce qui est critiqué est le fétichisme identificatoire dans le milieu militant, c’est-à-dire la subjectivisation à outrance de la praxis militante. Puis, le concept d’aliénation a été avancé, pour ensuite mener à une considération d’ordre historique avec Mai 68. Il fut alors possible d’expliciter notre concept de la PCII, modeste tentative d’exprimer de manière schématique le processus d’identification du sujet avec son instrument heuristique (cadre théorique). Nous avons poursuivi avec une présentation du concept de réification de la conscience de Gabel, pour finalement conclure sur le principe de la double ignorance et de l’humilité socratique.
Pour conclure, nous devons exprimer la grande limite de notre analyse. Celle-ci consiste au fait que nous tenons pour acquis que le sujet social construit ne représente pas l’alpha et l’oméga de notre être. Autrement dit, notre prémisse est qu’il existe, enfoui sous les masques mondains, une réalité subjective authentique. Cette base axiomatique, sans surdéterminer nos analyses, n’en demeure pas moins une motivation fondamentale dont il nous semble honnête d’exprimer ici. Le sujet socialement construit fonctionne un peu comme un oignon, dont il faut enlever les couches une par une. Ce qu’on y trouve au final pourrait bien surprendre le plus sceptique des hommes : « Nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, nous les hommes de la connaissance, et nous sommes nous-mêmes inconnus à nous-mêmes. À cela, il y a une bonne raison : nous ne nous sommes jamais cherchés, – pourquoi faudrait-il qu’un jour nous nous trouvions ? » (Nietzsche 2002, 25)