La mythologie grecque recèle de fabuleux récits sur divers personnages, mêlant dieux, démons, titans et héros. Ces mythes, malgré leur apparence parfois déroutante, sont néanmoins le fruit d’une civilisation très sophistiquée et la création d’artistes hors pair. Bien qu’il ne nous reste que quelques parcelles de la myriade authentique, nous nous trouvons ébahis en réalisant que chaque partie du récit mythique des Anciens semble systématiquement renvoyer à d’autres parcelles, comme s’il n’y avait, au fond, qu’une gigantesque fable tissée d’un seul morceau d’étoffe.
Les grands récits héroïques de la mythologie païenne occidentale semblent parfois posséder certains paradigmes, ou archétypes, faisant ainsi germer une série de questionnements. Nous ne nous intéresserons pas à l’origine des récits ou à leurs relations philologiques avec d’autres textes. L’objet de ce court article est plutôt de capter le sous-bassement sémantique relié à l’initiation existant comme arrière-fond des importantes histoires héroïques. Pour ce faire, nous analyserons les mythes à travers trois grands principes initiatiques : la katabasis (la descente), le démembrement et l’élévation nuptiale. Mais d’abord, conforme à notre saine habitude, demandons-nous simplement : qu’est-ce qu’un héros?
Définition du héros
L’étymologie du terme héros est simple : elle vient directement de heros en latin, lui-même provenant de hêrôs (ἥρως) en grec. La notion désigne un guerrier hors pair, ou encore, un homme, souvent un demi-dieu, réalisant un exploit exceptionnel et devant être divinisé au terme de ses aventures. La racine indo-européenne semble être her-, qui donna plusieurs mots dénotant un titre de supériorité : héraut (chef d’armée), héraldique (blason), herr en allemand (monsieur), etc.
Il est intéressant de noter la grande proximité que nous retrouvons en grec ancien entre héros (ἥρως) et éros (ἕρως), où seule la longueur de la première lettre change. Érôs est un dieu grec, en l’occurrence le fils de Vénus-Aphrodite, Cupidon pour les Romains. Son nom veut évidemment dire « Amour ». Nous reviendrons à la fin du texte sur le rôle de l’amour dans la divinisation du héros.
Le héros exemplaire est sans nul doute Héraclès (Ἡρακλῆς), ou Hercule chez les Romains. Son nom vient de deux mots grecs : Héra (Ἥρα), la femme de Zeus, et kleos (κλέος), la gloire ; le héros archétypal représenterait ainsi « la gloire d’Héra ». Certains philologues affirment qu’il existe un lien entre Héra et héros, au sens étymologique. Nous pourrions aussi établir un rapprochement avec le terme grec pour « sacré » (hieros – ἱερός), qui nous donna en français moderne : hiérarchie, hiéroglyphe, hiérocratie, etc. Toujours est-il, il semble au moins y avoir une récurrence dans la relation dramatique des jalousies des déesses et les épreuves requises des héros, comme nous le verrons au cours de cet article.
Katabasis : le monde souterrain et le labyrinthe
La katabasis (κατάβασις) est un terme récurrent dans maintes aventures héroïques. Le préfixe kata- désigne « vers le bas », puis basis veut dire marcher ou ce avec quoi on marche, venant du verbe bainô (βαίνω), qui signifie marcher. Ainsi, katabasis désigne le fait de se rendre en bas, de descendre ou de pénétrer les profondeurs. Cette « descente » peut être concrète, comme dans les mythes, ou symbolique, comme dans les rites initiatiques.
L’épreuve de la katabasis est omniprésente dans les mythes grecs et romains. D’abord, Héraclès, probablement dans le mythe le plus connu, termine ses douze travaux en ramenant Cerbère, le chien à trois têtes qui garde le monde des morts, de chez Hadès. Ulysse, le grand héros ingénieux de la célèbre bataille de Troie, sur le chemin du retour, doit passer par le royaume des morts pour parler au devin Tirésias, sous la recommandation de Circé (Odyssée, XI). De manière similaire chez Ovide, Orphée, le grand poète mythique, tente de ramener sa femme Eurydice de chez Hadès, mais, rongé par l’amour, la regarda avant qu’il ne le pût, pour alors la perdre à nouveau (Métamorphoses, X).
Un autre grand mythe évoque la katabasis, quoique la descente ne vise pas le royaume des morts, mais un labyrinthe. Il s’agit de l’histoire de Thésée et du Minotaure, sur l’île de Crète. Le héros dut descendre dans un labyrinthe pour y combattre un monstre mi-homme, mi-taureau, aidé par le fil d’Ariane pour le retour. Thésée, par la suite, se rendit chez Hadès pour y enlever Perséphone, la fille de Déméter. Même chose pour Psyché, dans le sublime conte de l’auteur latin Apulée (Les Métamorphoses, IV-VI), qui dut aller chercher un peu de beauté à Perséphone chez Hadès pour la ramener à Aphrodite. En effet, cette dernière était jalouse de Psyché, car les mortels désertèrent ses temples pour contempler la belle Psyché. De plus, comble de malheur, son propre fils, Éros (Cupidon), tomba amoureux de celle-ci. C’est d’ailleurs au terme de ses périples, dont l’épreuve ultime concerne justement la descente aux enfers, que Psyché sera divinisée par son mariage avec Éros. Nous reviendrons dans la dernière partie sur cette notion de divinisation, usant de l’image nuptiale.
Ces quelques exemples représentent les épreuves de katabasis les mieux connus, mais ils sont loin d’être les seuls. Pourquoi cette omniprésence de la descente aux enfers? Pourquoi le labyrinthe, le monstre (Minotaure, Cerbère, etc.) et qu’est-ce que le héros trouve en ces lieux maudits? La descente semble évidemment indiquer une initiation vers son être profond. Si on le désigne comme le royaume des morts, habité par d’atroces créatures, c’est probablement que la vue de cette facette de nous-mêmes peut s’avérer difficile à soutenir. Le monstre que l’on doit vaincre représenterait ainsi notre être malveillant qui corrompt notre être propre, celui qui agit comme une ombre sur notre volonté lumineuse, qui nous limite et, parfois, nous entraîne vers de terribles gouffres moraux, intellectuels ou existentiels. Ce n’est qu’après avoir vaincu cette calamité que le héros peut surgir de son ipséité.
Une version moins psychologique et plus ésotérique de ces récits interprète les combats contre des monstres comme le fait de « fixer le volatile » (ou le chaotique). Cette interprétation est intéressante, en particulier pour expliquer la récurrence des monstres reptiliens (Python, dragons, serpents, etc.) En effet, Apollon tua Python à l’aide de ses flèches, Ladon, le serpent qui garde les pommes d’Or sur l’Olympe, fut vaincu par Héraclès, tout comme ce dernier anéantit l’Hydre pendant ses travaux, et Jason, pendant sa quête de la toison d’or, combattit un dragon.
Cette image existe aussi dans la tradition chrétienne, notamment Saint Michel terrassant un dragon (Apoc., 12, 7-18). Or, l’image la plus évidente du lien entre la « fixation » et le serpent apparaît dans l’Ancien Testament :
Et le Seigneur dit à Moïse : « Fais-toi un serpent brûlant que tu mettras sur un poteau. Quiconque aura été mordu, s’il le regarde, sera sauf. » Moïse façonna donc un serpent d’airain, et le fixa sur un poteau. Si quelqu’un était mordu par un serpent et regardait le serpent d’airain, il conservait la vie. (Nombr., 21, 8-9)
Cette expérience se déroule pendant le périple de Moïse dans le désert, qui remplace, d’un point du vue initiatique, l’Hadès ou le labyrinthe. Cet épisode est d’ailleurs rappelé par Saint Jean dans les Évangiles qui rapporte un entretien de Jésus : « Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut de même que le fils de l’homme soit élevé, afin que tout homme qui croit en lui ait la vie éternelle. » (Jn., 3, 14-15)
Le serpent est le symbole du volatile qui doit être fixé. En alchimie, on parle de « mercure ». La croix, sur laquelle le Christ fut crucifié, représente la fixation, tout comme l’étoile de David avec les triangles ascendant et descendant qui se rejoignent au centre. Ce processus semble demander un important travail intérieur, nécessitant au préalable toute une série de purifications, représentées en alchimie par le « chauffage » au soufre de l’eau mercurielle, devant mener à la coagulation après dissolution : Solve et Coagula ou Ordo ab Chaos. Ces symboles, d’une richesse infinie, seront mieux développés au sein d’une analyse herméneutique ultérieure.
Le démembrement et la seconde naissance
Le démembrement des héros n’est pas une notion aussi universelle que la katabasis. Il semble que l’image soit d’abord d’origine orphique. L’orphisme est une école initiatrice précédant l’époque classique, car nous retrouvons de nombreux commentaires de l’orphisme chez Platon notamment. La secte religieuse perd de son importance au début de l’ère chrétienne et c’est principalement chez les auteurs néoplatoniciens de l’Antiquité tardive que nous retrouvons les plus brillantes analyses, en particulier chez Proclus (Ve siècle).
D’ailleurs, Orphée lui-même subira cet ignoble châtiment auprès des Ménades de Thrace. Or, cette mutilation apparaît comme une reproduction tragique d’un phénomène théogonique : le démembrement de Dionysos par les Titans. En effet, le mythe central de l’orphisme consiste en cette mise à mort de Dionysos. Pris dans un guet-apens, le dieu des vignes sera déchiré par les Titans et ses membres dispersés. Seul son cœur sera retrouvé par Athéna et son corps reconstitué en entier par Apollon. D’ailleurs, le terme Apollon se rapproche de « a-pollus » (alpha privatif et poly), le non-plusieurs, le simple. Il est donc intéressant que ce soit le dieu simple qui réunifie le corps démembré de Dionysos.
La dualité Apollon-Dionysos, popularisée par Nietzsche dans son premier ouvrage La Naissance de la tragédie et l’esprit de la musique, est très intéressante d’un point de vue orphique. Nietzsche était d’ailleurs fortement imprégné d’orphisme, considérant qu’il en fait souvent mention dans ses textes précoces. Une pièce perdue du poète Eschyle, Les Bassarides (terme thrace pour Bacchantes), aurait en outre traité du conflit entre Apollon et Dionysos. Ce n’est nul autre qu’Orphée qui, après sa katabasis chez Hadès, aurait reçu une illumination le poussant à adorer, non plus Dionysos, mais Apollon (le dieu, entre autres, de la divination). Le dieu du vin s’en serait trouvé irrité et aurait lâché ses Ménades contre Orphée, qui le démembrèrent et dispersèrent ses membres. L’opposition apparente pourrait receler, au fond, une complémentarité spirituelle fondamentale.
L’épisode le plus connu du démembrement est sans conteste l’histoire du roi de Thèbes Penthée, dans Les Bacchantes d’Euripide. Dans cette pièce, qui mériterait une analyse à elle seule, Penthée ne reconnaît pas la nature divine de Dionysos et ce dernier le punira de la même manière qu’Orphée dans la pièce d’Eschyle. Toutefois, l’origine de ces récits des tragiques, comme c’est souvent le cas par ailleurs, provient de la théologie égyptienne. En effet, Osiris, l’inventeur de l’agriculture et de la religion (deux marqueurs forts de la civilisation humaine), sera démembré par son frère Seth, puis ressuscité grâce à sa femme Isis qui reconstituera son corps et la victoire de son fils Horus sur le meurtrier Seth.
Passons maintenant à l’analyse herméneutique de cette image a priori plutôt burlesque. D’abord, qu’est-ce qui rejoint Dionysos et Orphée? Le premier est le dieu du vin et de l’orgie (ὅργια veut d’abord dire « rite ») et le second est le héros de la poésie et de la musique. Tous ces éléments sont liés à une forme de catharsis (κάθαρσις), c’est-à-dire une purification. Toutefois, cette purification doit être entendue dans un sens très différent que son équivalent chrétien exotérique, car la catharsis passe par un « délire » qui mène l’initié à l’enthousiasme. Le terme enthousiasme (ἐνθουσιασμός) vient de trois mots grecs : le préfixe en- (dedans), théou (dieu) et atmos (vapeur ou esprit). Ainsi, l’enthousiasme, au sens premier, signifie « être dans l’esprit de dieu », être inspiré.
Le délire dionysiaque passe pour une forme de folie (mania, étymologiquement proche de mantique, divination) qui, selon les dires de Platon lui-même (Phèdre, 244a), serait d’origine divine. Cette folie mène à l’extase (ex- et stasis, sortir de soi), pour ensuite s’assimiler aux dieux, habituellement pendant une période temporaire. Le vin, l’orgie, la musique et la danse sont tous des instruments pouvant mener à cette extase béatifiante.
Ainsi, le démembrement serait une image, un peu barbare, de cette extase divine. La violence de la métaphore entendrait ainsi démontrer la brutalité de l’expérience initiatrice. En outre, la recomposition ultérieure du corps de l’initié indiquerait une forme de « nouvelle naissance », conséquemment à la mort initiatique. Cette expérience du « born again » ne conserverait que l’essence purifiée de l’adepte, représentée dans la mythologie orphique par le cœur de Dionysos. D’ailleurs, le terme Dionysos pourrait se rapprocher du terme diogonos (δίογονος), le « deux fois né », comme nous le laisse penser les Lamelles d’or, des plaquettes retrouvées dans certains tombeaux en Grèce suivant un rite funéraire d’inspiration orphique, où Dionysos est systématiquement nommé avec l’épithète « le deux fois né ».
De cette manière, la tradition orphique païenne célébrerait la palingénésie (παλιγγενεσία), c’est-à-dire la renaissance ou le renouvellement. Dans l’orphisme, ainsi que dans les Mystères d’Éleusis, deux entités sont célébrées en priorité : Dionysos et Perséphone. La seconde naissance de Dionysos représenterait l’archétype de la renaissance initiatrice, tandis que Perséphone, la fille de Déméter, serait le symbole du renouvellement de la nature, à travers un éternel retour régénérateur. En effet, Perséphone est enlevée un tiers de l’année par Hadès qui l’amène au royaume des morts. Pendant cette période, accablée de tristesse, Déméter, la déesse de la terre nourricière, laisse la nature mourir. Ainsi, la katabasis sert aussi d’explication aux cycles des saisons chez les Anciens, toujours complétée par son antithèse synthétique : l’anabasis.
L’anabasis et l’élévation nuptiale
Un peu à la manière du prisonnier de l’Allégorie de la caverne de Platon (République, VII), qui doit descendre dans la grotte pour ensuite remonter à la source, le héros initié complète toujours la katabasis par l’anabasis. L’anabasis possède le même radical, mais le préfixe change, ce dernier (ana-) signifiant « en haut ». Ainsi, l’anabasis désigne le fait de monter. Son sens s’avère éminemment initiatique et spirituel.
Si l’on conserve le parallèle avec l’Allégorie de Platon, avant la remontée, le prisonnier doit d’abord se « retourner », épistrophê (ἐπιστροφή) en grec, conversio en latin. Ce retournement est l’étape la plus difficile, symbolisé dans le texte de Platon par le mur vertical que le prisonnier doit escalader. Dans l’orphisme, on présente cette étape par le démembrement, symbolisant le fait de délaisser tous nos attachements mondains pour ne conserver que notre essence véritable (le cœur de Dionysos), à partir de laquelle l’initié va reconstituer son être authentique, son esprit éveillé.
L’anabasis est très souvent représentée symboliquement par le mariage dans la mythologie. Ce mariage, du même coup, divinise le héros. Nous ne prendrons qu’un seul exemple pour illustrer l’image de l’élévation nuptiale : le mariage de Psyché et d’Éros.
Dans le conte central des Métamorphoses d’Apulée, un des plus beaux textes de l’Antiquité, Psyché doit subir toute une série d’épreuves imposées par Vénus, jalouse de sa beauté. Ces épreuves ont pour but de « mettre à nu » (autre manière, plus noble, de parler de démembrement) son essence véritable. N’ayant jamais failli, elle finira par être divinisée au cours d’un mariage avec Éros sous l’égide de Zeus lui-même.
Les noms des personnages parlent par eux-mêmes. En effet, Éros n’est ni le représentant de l’amour romantique, ni celui de l’amour purement charnel. La pulsion érotique, au sens des Anciens, est la pulsion de vie, ce qui propulse l’être vers le monde. Nul mouvement sans érotisme! Platon lui-même, pourtant représenté comme un rationaliste frigide, affirme que rien n’est plus élevé que la folie érotique (Phèdre, 265b).
C’est le « mariage » entre l’âme dénudée et l’amour qui représente l’élévation nuptiale et la divinisation de l’être héroïque. Tout cela n’est qu’une sublime métaphore de l’initiation hermétique qui gouverne les âmes de tout un et chacun. Saurez-vous réveiller Héraclès en vous?