On observe une certaine tendance dans notre société moderne : la quête de l’identité victimaire. Nous avons déjà démontré amplement ailleurs, ainsi que d’autres, que « l’obsession identitaire » (Philippe Forget, 2016) contamine tout le spectre politique, de l’extrême-gauche à la droite radicale, qu’elle est le symptôme d’un narcissisme exacerbé, d’un individualisme dépolitisé et d’un nihilisme paroxystique. Nous n’y reviendrons pas.
Toutefois, nous notons un redoublement du maladif au sein de la tentation actuelle et cela nous pousse à nous demander : Pourquoi les individus cherchent-ils à s’identifier à une victime ? Nous tenterons de répondre à cette épineuse question. D’abord, nous démontrerons par quelques exemples que cette réalité s’avère effectivement omniprésente. Puis, nous présenterons les principales causes de cette pathologie. Finalement, nous proposerons certaines suggestions pour sortir de ce marasme ou, du moins, développer quelques anticorps face à cette maladie dégénérative.
La réalité de la culture victimaire
L’omniprésence de ce phénomène est si visible qu’il nous semble presque déplacé de noircir des lignes pour le décrire. Néanmoins, nous tenterons d’être pour le moins clair et concis. D’abord, qu’est-ce qu’une victime ? Le terme victime nous vient directement du latin victima, qui désignait principalement les offrandes lors des sacrifices. Les animaux offerts en sacrifice devaient idéalement être purs, comme la célèbre formule de l’Iliade (VI, 308), sacrifice demandé par Hector aux Troyennes pour apaiser la colère d’Athéna, parmi plusieurs autres exemples antiques, nous l’indique en parlant du sacrifice des « douze bœufs d’un an n’ayant jamais connu l’aiguillon (δυοκαίδεκα βοῦς ἤνις ἠκέστας) ». Nous reviendrons plus tard sur cette importante notion de pureté intrinsèque à l’idée de victime.
Bien qu’il eût toujours des victimes dans l’ensemble des sociétés, la nôtre se caractérise par l’universalisation de la victimisation. Alors que, normalement, le statut de victime se présente comme quelque chose de repoussant et de délétère, de nos jours, il acquiert un pouvoir d’attraction phénoménal. Cet état des choses est certainement symptomatique d’une civilisation malade, où le critère de citoyenneté n’est plus endossé et rendu possible par la responsabilité du sujet et son libre-arbitre, mais plutôt par son absolution et sa fatale incapacité.
Ainsi, la société moderne tend à se diviser en deux groupes : les malades et les garde-malades, dans une démarche dialectique. Autrement dit, tout le monde est le malade de quelqu’un et le soignant d’un autre. Nietzsche, le grand philosophe allemand du XIXe siècle, avait bien perçu ce phénomène tendant à se généraliser :
Ne doutons pas, d’autre part, que nous autres modernes, avec notre humanitarisme épaissement ouaté qui craindrait même de se heurter à une pierre, nous offririons aux contemporains de César Borgia une comédie qui les ferait mourir de rire. En effet, avec nos « vertus » modernes, nous sommes ridicules au-delà de toute mesure… La diminution des instincts hostiles et qui tiennent la défiance en éveil – ce serait là notre « progrès » – ne représente qu’une des conséquences de la diminution générale de la vitalité : cela coûte cent fois plus de peine, plus de précautions de faire aboutir une existence si dépendante et si tardive. Alors on se secourt réciproquement, alors chacun est, plus ou moins, malade et garde-malade.
(Nietzsche, « Sommes-nous devenus plus moraux ? », Flâneries inactuelles, §37).
Les causes de la culture victimaire
Nous avons tenté de brosser un portrait très général de la situation, sans nous attarder aux exemples concrets, car cela serait somme toute plutôt abject et vulgaire : Odi profanum vulgus et arceo, disait Horace. Nous nous intéresserons plutôt à quelques causes de cette culture particulière.
D’abord, les intérêts économiques y jouent un rôle important, notamment cette société pharmaceutique qui intoxique de vastes pans de la population, en particulier la jeunesse. L’industrie pharmaceutique représente la troisième plus importante filière économique mondiale (après l’industrie pétrolière et celle de l’alimentation). Son taux de croissance annuel est assez impressionnant (autour de 15% par année), considérant le plafonnement général des économies occidentales. Elle représente, avec les télécommunications, une condition de la survie du capitalisme au début du XXIe siècle, en assurant une valorisation du capital au sein d’une économie tertiaire, empêchant ainsi un écroulement précoce de la demande globale en Occident. Dans un contexte historique de décadence, la drogue, légale et illégale, joue un rôle d’adjuvant pour la population, atténuant le désastre manifeste de la chute civilisationnelle par l’artifice d’un coussin ouaté amortissant l’atterrissage. Une société de drogués engendre nécessairement une société de victimes. De plus, en période d’incertitude, l’idéologie sécuritaire, mêlée aux intérêts économiques des compagnies d’assurance, catalyse l’affaiblissement généralisé par un état de peur permanent chez la population, créant ainsi un support idéal aux victimes de tous genres.
L’idéologie libérale assure le fondement de cette tendance, de différentes manières. D’abord, la discrimination positive, de plus en plus systématique, établit un lien entre victimisation et mobilité sociale. Le statut de victime s’avère dorénavant un garant d’élévation sociale, en facilitant l’accès à certains postes économiquement et symboliquement valorisés. La tendance est ainsi à élargir les pans du référent victimaire pour les différentes « minorités » (ethniques, religieuses, sexuelles, handicapés, etc.) L’idéologie libérale des droits de l’homme, victimaire par essence, se développant historiquement en opposition relative aux identités collectives (nationales, socialistes, religieuses ou autres), se fonde sur un individualisme exacerbé. De plus, contrairement au processus d’identification positive propre aux identités collectives, elle est principalement négative, ne cherchant pas à établir l’individu au sein d’une communauté ou une transcendance, mais plutôt à l’extirper du groupe par le bas, valorisant ainsi ses « déficiences » marginales, en échange de certains avantages individuels palliatifs.
Au niveau politique, l’État paternaliste (ou la figure « État Providence »), complément logistique du libéralisme économique, tend à pérenniser un statut infantile chez la population. L’individu, ainsi pris en étau entre les impératifs du marché tout puissant et la figure paternelle de l’État, se déresponsabilise à travers un processus de double aliénation : marchandisation du monde d’un côté et impuissance citoyenne de l’autre. Le marteau de la pression mercantile de notre monde est amorti par l’enclume de l’État. Entre les deux, le sens de la responsabilité individuelle est tranquillement pulvérisé, le libre-arbitre est atrophié et le sentiment d’impuissance germe au cœur du citoyen : réunissant ainsi les conditions de l’intériorisation agressive de la culture victimaire.
Il existe aussi des causes existentielles à la culture de la victimisation. Un des concepts centraux de la philosophie existentielle concerne l’angoisse (Angst), notamment chez Kierkegaard et Heidegger. Sans entrer au cœur du jargon heideggérien, disons simplement que l’angoisse existentielle manifeste une incapacité à assumer son être authentique et pousse l’individu à fuir son ipséité profonde vers la superficialité du « On », le refuge de la mondanité et l’insignifiance des identités collectives :
Ce qui angoisse l’angoisse manifeste donc un rien qui n’est nulle-part. […] La complète insignifiance qui s’annonce dans le rien-et-nulle-part n’indique pas une absence au monde, mais avertit, au contraire, que l’étant intramondain a perdu toute importance en lui-même et que sur le fond de cette insignifiance […] de l’intramondain, il n’y a plus que le monde qui puisse, dans sa mondanité même, s’imposer encore. » (Heidegger, Sein und Zeit, 186-187)
Selon Kierkegaard, la principale cause de l’angoisse est la liberté. Il parle notamment d’une « liberté qui s’angoisse » (sich ängstigende Freiheit). Le libre-arbitre apparaît insupportable pour l’individu angoissé, dont la volonté s’avère impuissante à assumer son être. Ce dernier cherche donc une cause extérieure à son angoisse, la vie lui apparaissant comme un fardeau, le « poids le plus lourd » dirait Nietzsche (Gai savoir, IV, §341), et il se pose comme une victime d’un monde (ou d’une société) dont il n’arrive pas à surmonter les obstacles.
Toutefois, la cause principale de cette culture victimaire concerne certainement le ressentiment qui pollue la pensée moderne jusqu’à ses racines. Le ressentiment est le symptôme le plus visible et le plus corrosif de cette angoisse de la victime. Nietzsche, en particulier dans la Généalogie de la morale, a théorisé de manière sublime cette « maladie » du ressentiment. Il y voit là la racine de la « morale d’esclave », particulièrement prégnante au sein du christianisme, mais que nous pourrions adapter au XXIe siècle en lien avec la « rectitude politique ». En effet, « l’homme du ressentiment » refuse, répugne, tout ce qui est sain, puissant et beau, y voyant là injustices, privilèges et domination. De son côté, il est l’agneau bon et pur, bref, une victime. Tout le mal est hors de lui et son système cognitif se fonde systématiquement sur l’inversion accusatoire, laissant libre cours à un déferlement de haine sur tout ce qui dénote réussite, grandeur, supériorité et volonté de puissance, justifiant cette furie destructrice au nom de la sainte morale. En somme, l’homme du ressentiment est une victime haineuse, angoissée et impuissante.
L’antidote à la culture victimaire
Contre le poison de la victimisation pathologique, le meilleur remède est la philosophie. Or, il va sans dire, pas n’importe quelle philosophie. En effet, certains courants de pensée peuvent bien entendu justifier, légitimer, la culture victimaire, en particulier les philosophies libéralo-gauchistes fondant l’idéologie omniprésente de la « bonne pensance ».
Une des plus belles traditions philosophiques occidentales est le stoïcisme. Cette philosophie émerge à l’époque hellénistique (période entre l’Empire d’Alexandre et l’Empire romain, du IVe au Ier siècle avant l’ère chrétienne). Le stoïcisme apparaît comme un antidote pour contrer les effets pathologiques de la culture victimaire pour plusieurs raisons. D’abord, son concept central concerne l’impassibilité (ἀπάθεια – apatheia). Ce concept signifie la négation (alpha privatif) du pathos, c’est-à-dire le fait de subir. En effet, quelqu’un d’impassible est un individu qui ne souffre pas des circonstances, qui n’est jamais « victime » des événements, peu importe la dureté de l’adversité à laquelle il fait face. Conséquemment, le stoïcien refuse d’accuser les autres, la société ou le monde comme responsable de ses insuccès, mais toujours lui-même, et toujours le hasard en ce qui concerne ses succès. Ainsi, le stoïcisme est une cure, à la fois contre le ressentiment, ainsi que contre le narcissisme, les deux maux les plus prégnants de notre période contemporaine.
Évidemment, le lecteur assidu pourra compléter ses lectures de Sénèque, Marc-Aurèle et Épictète par celle du grand penseur « stoïcien » moderne : Nietzsche. Ce dernier établit le diagnostic des grandes tares morales de la pensée occidentale, menant tout droit à l’abysse victimaire. Sa méthode est généalogique et historique, très conforme à la pensée philosophique contemporaine « scientifique ».
Pour terminer, déserter les réseaux sociaux, médiums de transmission virale de la culture victimaire, s’avère un moyen préventif efficace. Si cela n’est pas possible, pratiquer la doctrine martiale de la « chemise d’acier », en demeurant immunisé en amont vis-à-vis des infections de l’ethos de la victime. Les réseaux sociaux sont les véhicules des modes conformistes de gens offensés de tout et de rien, résultat d’une génération n’ayant connu ni guerre, ni famine, ni grande révolution. Mais au final, la solution est à la fois simple et complexe : s’ennoblir de jour en jour du joyau de la pensée humaine, l’esprit critique.