Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, l’idéologie dominante au sein des mouvements contestataires a connu maintes transformations. Après la Deuxième Guerre mondiale, le marxisme connaissait un certain prestige. En effet, le premier État communiste de l’histoire venait de briser la machine de guerre de l’Allemagne nazie. De plus, les crimes soviétiques étaient beaucoup moins documentés qu’aujourd’hui (par exemple, L’Archipel des Goulags d’Alexander Soljenitsyne est publié seulement en 1973). Mai 68 marque un tournant dans l’histoire des idéologies, en Europe et en Amérique. Plusieurs travaux contemporains (Michel Clouscard, Jean-Claude Michéa par exemple) présentent cet événement comme une période de transformation au sein de la gauche. Selon une certaine lecture des phénomènes autour de Mai 68, nous aurions assisté à une libéralisation du mouvement contestataire, processus mené par l’avant-garde estudiantine, considérée comme les représentants de la révolte de la nouvelle bourgeoisie ascendante contre la bourgeoisie traditionnelle.
Or, ce qui nous intéressera particulièrement dans cet article consiste plutôt en ce qui va suivre, à partir des années 70, mais surtout durant la décennie des années 80, jusqu’à nos jours. Notre hypothèse est que la gauche aujourd’hui, du moins sa frange la plus visible et ayant le plus d’écho dans la sphère publique, entame un processus de régression phénoménal qui mènera nécessairement le mouvement idéologique dans un cul-de-sac aporétique majeur, dont certains symptômes avant-coureurs sont d’ores et déjà perceptibles. La gauche régressive prend son nom principalement du fait qu’elle trahit son essence en marquant une tendance à la soumission de plus en plus prononcée envers l’idéologie hégémonique du libéralisme. Son attachement, voire sa quasi-réduction, au multiculturalisme et à l’immigrationnisme, est le signe le plus manifeste de cet état de fait. Or, la régression va plus loin : la gauche actuelle transforme littéralement son paradigme, passant d’un matérialisme historique à une conception racialiste de la domination. Du coup, la gauche régressive tend aujourd’hui à endosser le paradigme de ses adversaires traditionnels, rejetant du coup ce qu’elle avait de plus subtil et sophistiqué en elle, tout en incorporant le pire de ses adversaires.
Matérialisme historique et antiracisme : complémentarité, continuité ou rupture ?
Peu importe ce que nous pensons de la gauche ou de l’extrême-gauche, la théorie marxiste recèle une approche heuristique tout à fait pertinente dont le sociologue ne peut pas faire fi sans se retrouver dans une situation fondamentalement lacunaire. Mais qu’est-ce que le matérialisme historique (MH) exactement ?
Le MH consiste en un paradigme épistémique servant de base conceptuelle à un système d’analyse générale des différents phénomènes sociaux. Il est reconnu pour permettre de comprendre, particulièrement, les moments de rupture et de crise sociétale. Le cas d’école est l’analyse de l’avènement du capitalisme par Karl Marx, mais cet exemple est trop complexe pour la visée de ce papier. Prenons plutôt l’explication des causes de la Grande Guerre (GG) par Lénine, dans un article de 1916, intitulé Impérialisme, stade suprême du capitalisme.
Dans cet article, publié un an avant la Révolution bolchévique, Lénine ne cherche pas la cause de la GG chez les acteurs politiques ou militaires, que ceux-ci soient des personnages particuliers, des pays ou des institutions. Le révolutionnaire marxiste creuse plutôt les conditions matérielles et historiques du conflit. Par exemple, plutôt que suivre la chronologie des événements précédant le déclenchement de la GG, notamment le jeu des alliances, Lénine s’intéresse principalement aux monopoles financiers et aux trusts internationaux, aux investissements de capitaux des principaux pays bellicistes, à la compétition pour le contrôle du marché international entre les pays capitalistes (en particulier entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne) et, surtout, le constat de l’expansion maximal des pays impérialistes.
Ainsi, l’absence de nouveaux marchés disponibles, par la colonisation principalement, ne peut mener qu’à un conflit majeur opposant les pays expansionnistes. C’est donc la logique même du capitalisme qui mène à la GG, pour des raisons matérialistes. De cette manière, on minimise le choix individuel des acteurs, qui subissent l’histoire plutôt qu’ils la déterminent, et on met l’accent sur la logique des causes matérielles poussant au déclenchement du conflit.
Cette théorie, comme n’importe laquelle, possède certainement des limites épistémologiques. Or, on ne peut nier sa subtilité et sa pertinence. Pourtant, de nos jours, ce genre d’analyse est plutôt rare (même dans les milieux universitaires) et le paradigme dominant au sein de la gauche est tout sauf subtil. En fait, nous pourrions affirmer qu’il est plutôt grossier. En effet, on assiste à une régression paradigmatique assez phénoménale. On conserve l’enrobage marxiste, en particulier le concept de domination, mais en appliquant le modèle sur des phénomènes dont les critères analytiques sont de plus en plus superficiels : sexe, race et religion.
C’est ainsi que nous passons d’une analyse marxiste mettant l’accent sur la lutte historique des classes sociales aux idéologies de la domination identitaire, principalement le féminisme et l’antiracisme. La première question à se poser est la suivante : Y a-t-il complémentarité entre le marxisme traditionnel et le marxisme révisionniste ? Il n’en est rien, même si les récipiendaires de l’idéologie affirment que oui. La raison principale est que l’acteur historique change : passant de la classe sociale prolétarienne aux différentes marginalités (ethnique, religieuses, sexuelles, etc.) Il n’y a pas de continuité non plus, mais seulement une simplification épistémique ayant pour seul avantage une capacité d’identification plus aisée et plus « naturelle ». Effectivement, la transformation du paradigme de la gauche répond principalement au problème insoluble au sein l’idéologie marxiste : la conscience de classe comme condition essentielle de la révolution.
Le paradigme racialiste de la gauche : avantages stratégiques et limites conceptuelles
Le vingtième siècle a imposé aux théoriciens marxistes de réviser leur théorie sur plusieurs points. Un de ceux-ci consiste en la notion de conscience de classe. En effet, certains analystes ont remarqué qu’il n’y avait rien de « naturel » à la conscience de classe et qu’une portion non négligeable du prolétariat avait tendance à défendre des intérêts antagonistes à ceux de sa propre classe. Les exemples les plus évidents sont les fascismes des années 30 en Europe, pouvant tous compter sur une base populaire d’envergure et particulièrement motivée.
Face à ce constat, deux principales solutions se présentent : diriger le peuple à l’aide d’une avant-garde intellectuelle ou transformer le paradigme vers quelque chose de plus « naturel ». Les deux solutions n’étant pas exclusives, elles formeront une synthèse à partir des années 80, autour du projet d’ingénierie sociale qu’est le multiculturalisme et du projet de contrôle idéologique qu’est l’antiracisme. Cette « mutation de la gauche » a déjà été traitée par plusieurs chercheurs (Mathieu Bock-Côté au Québec en particulier), mais a souvent été, a tort selon nous, considérée comme un moment de domination de la gauche sur l’univers idéologique. Or, ce n’est pas tout à fait vrai. Il est plutôt question d’une alliance tacite entre une droite économique néolibérale et une gauche sociétale libertaire (que nous appelons simplement gauche identitaire ou gauche régressive). C’est de cette manière qu’il devient possible de parler d’une véritable hégémonie libérale, c’est-à-dire lorsque l’idéologie, ici le libéralisme, en vient non plus seulement à dominer les idéologies concurrentes, mais à imposer son paradigme à ces dernières.
Au-delà des conséquences idéologiques de cette mutation historique au sein de la gauche, quelles sont les causes stratégiques de cette transformation ? Comme nous l’avons signalé plus tôt, l’avantage principal est certainement la facilité par laquelle l’identification des acteurs procède. En effet, rien de plus « naturel » que de s’associer entre individus possédant des attributs biologiques ou des codes vestimentaires communs. Le désavantage, aussi lourd de conséquences que ce premier avantage, est que ce critère distinctif n’a absolument aucune forme de pertinence. En effet, ce n’est pas la couleur de la peau qui offre des privilèges, ni le sexe d’ailleurs, mais la position de l’individu au sein des rapports sociaux de production et de propriété.
Un autre avantage stratégique est de nature démographique. Il n’est pas fortuit que l’idéologie antiraciste apparaisse parallèlement à l’immigrationnisme. Effectivement, partout en Occident, les minorités visibles sont et continueront à être de plus en plus nombreuses, phénomène catalysé par le déclin démographique de l’Occident vieillissant. Il serait en effet naïf de penser que ce calcul de type électoral n’est pas au centre de la rationalité politique du marxisme révisionniste. Le principal désavantage de cette stratégie est qu’une réaction de la droite identitaire s’avère inéluctable, ce qui, au final, ne peut nuire qu’à la base populaire, des deux côtés de l’échiquier politique, toutes ethnies confondues.
Le dernier avantage dont nous traiterons ici est certainement le pouvoir moral de cette nouvelle idéologie. Après la mise en lumière des atrocités des régimes d’extrême-gauche, de la gauche autoritaire et des États communistes en particulier, la gauche devait trouver un adjuvant moral à sa cause. La lutte contre le racisme s’avéra idéale ! En effet, s’il était toujours possible de critiquer, ou tout simplement rejeter, l’idéal marxiste traditionnel en relativisant l’importance de l’égalité des conditions matérielles, notamment en défendant une plus grande « liberté », il est dorénavant impossible de remettre en question le « projet antiraciste ». Il s’agit là effectivement de la meilleure arme rhétorique de la gauche identitaire, à tel point qu’il est inutile d’en approfondir les effets ici. Le principal désavantage de cette stratégie morale est évidemment l’omniprésence de la rectitude politique qui atrophie les débats politiques autour de phrasaires convenus et de plus en plus vides de substance ; cette tendance généralisée à enlacer des slogans conviviaux désincarnés et à réduire toute problématique sociale à l’aspect mono-causal du privilège blanc.
Privilège de classe et white privilege
Toute une série de notions très en vogue nous venant des campus universitaires américains circule de manière virale à travers les médias sociaux et la propagande gauchiste des universitaires de la métropole : discrimination institutionnelle, white privilege, racisme systémique, gens racisés, etc. Cela sent la langue de bois, la traduction balafrée ou carrément l’anglicisme. Nous ne désirons pas trop nous étendre dans ce sens, mais le fait que les États-Unis nous fassent la morale sur la question du racisme est comparable à la Pologne contemporaine qui se fait traiter de fasciste par l’Allemagne de Merkel, parce qu’elle ne désire pas recevoir des centaines de milliers de migrants par année…
Toujours est-il, comme il est de coutume, les notions martelées sans relâche ne sont plus remises en question quant à leur fond, mais simplement prises comme telles, espèces d’hommes de paille devant faire peur à tous les pauvres diables de la contrée. D’abord, qu’est-ce que la discrimination institutionnelle (DI)? La DI concerne une forme de discrimination, principalement ethnique, religieuse ou sexuelle, qui existerait au sein même des institutions, que celles-ci soient gouvernementales, légales, bureaucratiques ou autres. Il existe une infinité de cas dans l’histoire, par exemple le concept de citoyen de deuxième zone n’ayant pas les mêmes droits que la majorité légitime : les Juifs dans l’Europe médiévale, les Chrétiens dans l’Empire arabe et ottoman, les Palestiniens dans l’État hébreu actuel ou, de manière plus précise, les Lois de Nürnberg de 1935 en vue de l’aryanisation de la société. Considérant l’histoire longue, contre-intuitif dans une société domestiquée au libéralisme, la DI est la norme. Or, cela ne la justifie en rien. Nous sommes d’ailleurs une des premières sociétés qui rejette radicalement celle-ci. En fait, notre civilisation fait plus que la rejeter, elle tente de pallier aux siècles de DI en instaurant le principe de discrimination positive. Ainsi, la DI est un concept creux, existant seulement pour faire peur au monde et les culpabiliser, elle n’a aucun fond de vérité et ceux qui la brandissent sont soit des ignorants, soit des imposteurs.
C’est plus ou moins la même chose pour les autres « concepts » du genre. Nous nous intéresserons simplement à la notion de white privilege (WP). Les inquisiteurs du WP considèrent que la base de toute discrimination en Occident aurait pour fondement le fait que les bancs, principalement les hommes hétérosexuels, bénéficieraient d’un ensemble de privilèges au sein des sociétés occidentales. De cette manière, si les étrangers ne réussissent pas aussi bien que les blancs de manière générale (dans les faits, certains groupes minoritaires réussissent en moyenne mieux que les gens de souche européenne, par exemple les Juifs ashkénazes, les Japonais, les Coréens, etc.), cela serait uniquement dû au système de discrimination implicite qui privilégie de manière systémique les blancs (comme une forme de conspiration).
Cette approche représente le cœur du déclin épistémique de la gauche régressive. D’abord, elle adopte le paradigme racialiste auquel la gauche s’est historiquement opposée, au détriment de ce qu’elle a apporté de mieux comme contribution aux sciences sociales : le matérialisme historique. Plus encore, cette attitude contredit la base même de l’approche sociologique, s’intéressant aux causes sociales des différents phénomènes sociétaux, au profit d’une considération bassement biologique. En somme, elle est aussi vile, vétuste et puérile que l’affirmation stipulant que les étrangers réussissent mal, car ils posséderaient des déficiences génétiques.
En effet, on met ainsi de côté toutes les considérations d’ordre sociologique, comme les problèmes d’intégration sociale, les barrières de la langue, la non-reconnaissance des diplômes, etc. Finalement, le seul objectif de cette démarche consiste à accuser les sociétés d’accueil en les culpabilisant, tout en oblitérant toute responsabilité aux nouveaux arrivants. Il est par ailleurs intéressant de constater que ce sont habituellement des étrangers parfaitement intégrés et possédant une position sociale dominante (professeurs d’université, politiciens, gens de la communication, etc.) qui consolident ce discours culpabilisant, dirigé envers une frange de la population souvent en situation précaire (étudiants déclassés, jeunes salariés, chômeurs blancs, etc.) Ce discours est tout sauf de gauche, il n’est que le relais d’une domination de classe qui tend à se mondialiser. Ainsi, le discours du WP sert uniquement à voiler les vraies inégalités sociales et économiques : les privilèges de classe.
Le racisme antiblanc et l’antisémitisme : comparaison historique du racisme « légitime » envers les « privilégiés »
Pour terminer sur ce sujet incendiaire, nous jetterons un peu plus de gazoline dans la fournaise. L’idéologie antiraciste, euphémisme pour racisme antiblanc, possède trois principaux objectifs : 1) Culpabiliser les sociétés occidentales et les domestiquer au nouvel ordre néolibéral mondialisé multiculturel ; 2) Voiler les causes réelles de la domination actuelle ; 3) Trouver un bouc émissaire aisément identifiable. C’est du « déjà-vu » tout cela ! En effet, les mouvements pseudo-socialistes de tendance totalitaire utilisent systématiquement cette formule.
Dans la stratégie de désignation de l’ennemi intérieur, il faut d’abord savoir l’identifier facilement (couleur de peau, religion ou autre). Puis, il importe de pouvoir soutenir qu’il bénéficie de certains privilèges, idéalement en affirmant qu’il existe un ensemble de réseaux favorisant son ascension ou, mieux encore, une conspiration jouant en sa faveur. Il est rare que les accusations soient complètement infondées. Par exemple, en Allemagne hitlérienne (et ailleurs en Europe), on retrouvait certains lieux communs permettant de « légitimer » la répression envers les Juifs : surreprésentation pour les prix Nobels, dans la finance, les médias, etc. Or, nous retrouvons le même discours avec le WP. À l’instant où il y a une institution qui s’avère surreprésentée par les hommes blancs hétérosexuels, on crie au scandale, au racisme institutionnel ou au WP.
Pour contrer ces privilèges blancs, la tendance est de régresser vers une autoségrégation ethnique, religieuse ou sexuelle. Ce processus est pudiquement appelé l’établissement de safe spaces. L’ensemble du projet d’émancipation ethnique et sexuel, dont l’objectif était l’intégration des marginalisés au sein de la société, est ainsi balayé du revers de la main. La raison principale de cette tendance, fardée sous la menace du mâle alpha oppresseur (ils sont partout!), est stratégique : puisque la discrimination tend à s’atténuer, il faut trouver des moyens artificiels pour la maintenir. C’est un symptôme amer du fétichisme identitaire qui contamine l’ensemble du débat social, résultat pathétique d’un manque complet de vitalité et de courage politique. Toutefois, ce marasme, malgré son apparence inéluctable, s’écroulera dès que seront s’élever les voix de la raison, car ce qui se caractérise par son vide intrinsèque disparaît dès l’instant où la parole véridique reprend son souffle. Et ce moment ne saurait tarder.