Nous vivons dans une époque hérissée de contradictions. Comme il le fut toujours, ce contexte socio-historique est propice aux violences politiques. En effet, celles-ci sont des symptômes directs d’un blocage cognitif substantiel. Il est difficile de saisir exactement la cause de cette « schizophrénie politique » contemporaine. Or, il semble évident que les médias sociaux jouent un rôle important, du moins dans son dévoilement. Certainement que les dissonances ont toujours existé. Toutefois, de nos jours, tout le monde peut y apporter son grain de sel et ainsi écarteler davantage le discours politique dans les sens les plus incongrus.
Dans ce petit pamphlet, nous présenterons d’abord une définition claire de ce que constitue une « dissonance cognitive ». Ensuite, nous aborderons certains exemples évidents qui submergent l’espace public symbolique, notamment dans les médias (traditionnels et sociaux), mais aussi dans nos écoles, universités, lieux de travail, en plus d’animer nombre de conversations amicales, même lorsque l’on accepte celles-ci seulement avec des individus particulièrement privilégiés en termes d’intelligence. Ces exemples seront traités par catégories idéologiques : écologisme, démocratisme, antiracisme et conservatisme. Par la suite, il sera question des causes principales de ce délire collectif et cette absence totale de rationalité des idéologies contemporaines. Finalement, nous terminerons en proposant certaines solutions, très modestes, pour endiguer ce flot d’absurdités indigestes qui polluent notre univers symbolique, en effritant progressivement l’ensemble de nos repères axiomatiques et conceptuels.
Définition de « dissonance cognitive »
Attardons-nous d’abord aux deux termes séparément, puis nous les considérerons ensemble par la suite. Le substantif « dissonance » vient du verbe latin sonno, qui veut dire sonner, auquel nous ajoutons le préfixe dis-, qui signifie deux. Néanmoins, le préfixe pourrait aussi venir du grec δυσ-, traduit en français par dys- (ex. dysfonction) ou dis- (ex. disjonction). Le préfixe grec vient du verbe δύω qui, normalement, signifie « plonger », mais qui peut aussi avoir le sens de « souffrir un malheur » – c’est ce dernier sens qui doit être considéré dans notre cas. Ainsi, la dissonance est quelque chose qui sonne faux, puisque deux éléments contraires ne peuvent former une harmonie au sein d’un même orchestre. L’adjectif cognitif, quant à lui, vient du substantif latin cognitus, qui signifie un savoir que l’on possède, venant lui-même du participe passé au parfait de cognescere, l’action de connaître. Ainsi, une dissonance cognitive représente le fait de posséder ou supporter deux « savoirs », deux contenus de pensées, qui sont antithétiques entre eux.
C’est en psychologie sociale que le concept fut lancé, il y a environ un demi-siècle. En effet, le psychosociologue américain Leon Festinger, d’origine juive ashkénaze, publia en 1957 l’ouvrage A Theory of Cognitive Dissonance, qui est aujourd’hui un classique et qui fonda une branche particulière de la psychologie sociale, voire un paradigme en soi. La théorie s’intéresse à la manière dont les individus gèrent les dissonances. Normalement, puisque l’existence d’une dissonance génère un certain malaise chez le sujet, ce dernier cherchera à le « régler », c’est-à-dire trouver une issue pour rétablir une certaine harmonie dans ses pensées. Or, la démarche rationnelle rendant possible une harmonisation de l’esprit de l’individu est l’exception. Effectivement, de manière générale, la tendance est de refouler la dissonance en la voilant sous un ensemble d’opinions ad hoc justifiant, en apparence, le conflit sémantique. De plus, pour éviter de « dévoiler » ce dernier, l’individu aura nécessairement tendance à éviter les situations « à risque », c’est-à-dire celles qui pourraient manifester la dissonance et la mettre en lumière. Ainsi, le meilleur mécanisme de défense est de s’entourer uniquement de gens étant eux-mêmes porteurs du dilemme cognitif.
La pharmakon idéologique : les idéologies comme poison et remède
Les idéologies ont justement pour principal objectif, dans une perspective psychosociale, de constituer artificiellement un échafaudage conceptuel et sémantique, dans le but d’augmenter la résistance mentale des acteurs face à leurs propres dissonances cognitives, tout en créant un groupe relativement homogène d’individus aux prises avec le même conflit doxique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle toute idéologie a naturellement tendance à éloigner le sujet du réel par un repli idéaliste stratégique, tout en amenuisant ses capacités rationnelles au profit d’un martèlement doctrinal compulsif. Joseph Gabel a d’ailleurs très bien théorisé le lien inhérent existant entre un sujet atteint de schizophrénie et un idéologue. En effet, le terme schizophrénie a pour préfixe σχίζω (schizo), qui veut dire « couper, diviser », ainsi que le radical φρήν (phrên), qui désigne l’esprit. Ainsi, le schizophrène est justement celui qui est divisé en son esprit, qui est en « dissonance » radicale finalement. De cette manière, tout idéologue est un schizophrène, mais ce dernier demeure néanmoins fonctionnel au sein de la société.
Pour un idéologue, il existe deux grands types de dissonance : certaines sont internes et d’autres externes. Ce sont surtout les premières dont nous traiterons ici, c’est-à-dire les dissonances apparaissant à l’intérieur même de certaines idéologies, dans le but de démontrer l’absurdité intrinsèque de ces dernières. Or, il importe de glisser un mot sur les dissonances externes et, surtout, le mécanisme par lequel elles demeurent justement « hors de portée ». En effet, puisqu’il est toujours « risqué », en termes psychologiques, de soutenir une dissonance cognitive, les idéologies opèrent toutes par différents filtres par lesquels les individus contaminés par celles-ci contemplent le réel. Même les « esprits libres » possèdent ce genre de filtre naturellement. C’est un peu comme ce que Freud appelait le « principe de réalité » (Realitätsprinzip), dans un sens élargi évidemment. Ces filtres permettent d’agir de manière normale en société et d’être fonctionnel au sein de la collectivité. Bref, c’est le fruit de la domestication sociale de l’homme.
Toutefois, les idéologies ajoutent des tuniques supplémentaires pour voiler la conscience humaine. Ces couches additionnelles neutralisent, de manière assez efficace, la porosité de l’esprit humain envers les informations « subversives », c’est-à-dire celles qui ébranlent l’échafaudage sémantique structurant la vision du monde générale de l’individu. Pour ce faire, l’idéologie se présente irrémédiablement comme un « système totalisant », c’est-à-dire cohérent en lui-même et autosuffisant. Une idéologie qui ne serait pas autarcique ne serait pas une idéologie, mais simplement une idée, une opinion, parfois complexe et sophistiquée, mais rien de plus. L’idéologie est la barricade de la pensée, elle est le bunker de l’esprit humain, le Blockhaus assurant l’imperméabilité de la conscience face à l’infiltration des contenus subversifs. Ainsi, les dissonances externes sont généralement anéanties a priori, à la manière de ce que Chomsky a nommé les « tirs de barrage » dans ses textes sur la propagande médiatique.
Pour prendre une image quelque peu martiale, considérant l’extrême violence inhérente à la filtration idéologique du réel, les dissonances externes sont généralement éliminées de loin, comme le ferait un tireur d’élite. Or, si la pression augmente et qu’une approche de l’ennemi est constatée, c’est la mitraille qui prend la relève, avec toutes les explosions émotives et irrationnelles qui vont avec… Effectivement, l’émotivité au détriment de la rationalité, une psychologie bancale au lieu d’une sociologie historique sérieuse et la moralisation du débat contre l’analyse substantielle sont tous des symptômes manifestes de cette pathologie cognitive, de ce virus intellectuel, que représente l’idéologie. Par ailleurs, il existe de nos jours tout un arsenal linguistique agissant comme un pesticide épandu sur le discours politique qui permet de neutraliser les dissonances externes : complotisme, fausses nouvelles, populisme, racisme, fascisme, etc. Cet épandage d’étiquettes nauséabondes justifie le rejet en amont des dissonances potentielles et cela s’avère particulièrement efficace pour la plupart des gens.
Les dissonances des écolos
D’abord, il est évident que l’on ne peut pas établir tous les courants environnementalistes sous l’étiquette généralissime « écolo ». En effet, de la deep ecology néopaïenne à l’écologie sociale de Bookchin, en passant par les décroissants de Latouche et les altermondialistes partisans du développement durable, il y a probablement autant de différences qu’entre un marxiste-léniniste comme Trotski et un néolibéraliste comme Friedman. Nous éviterons donc de nous attarder sur les détails pour nous concentrer plutôt sur les aspects généraux de l’idéologie, réduisant celle-ci à sa manifestation « mainstream ».
Les Verts viennent d’ailleurs de faire un record historique aux élections Européennes de 2019, un peu partout sur le continent. Pour un écologiste, a priori, cela devrait faire plaisir. Or, il n’en est rien. Pourquoi? La raison principale est que ces groupements politiques ne sont pas cohérents. D’abord, ils sont mondialistes. Mondialiste ou altermondialiste, l’idée reste la même et celle-ci est totalement incompatible avec l’écologie. La mondialisation implique le mouvement des biens produits et des hommes à travers la planète. Or, c’est justement le transport des personnes et des choses, au sein de cycles longs d’échange et du tourisme de masse, qui constitue la principale cause de la pollution et des rejet de GES dans le monde. En effet, le transport est surtout dépendant du pétrole (essence pour les voitures, kérosène pour les avions, fioul lourd pour les bateaux, etc.) et rien ne s’avère plus nuisible pour l’environnement que la combustion des énergies fossiles (ainsi que son extraction, surtout avec le pétrole non-conventionnel).
De plus, non seulement la plupart des écolos mainstream ne remettent pas en question les flux massifs en cycles longs des hommes et des marchandises, mais ils vont aussi supporter une idéologie tiers-mondiste, voulant que l’Occident contribue au développement des pays « en retard ». Toutefois, l’idéologie du développement représente l’antithèse radicale d’un écologisme non dissonant! Mais encore, l’approche est généralement basée sur une culpabilisation compulsive de l’Occident, qui serait responsable de tous les problèmes environnementaux. Ainsi, les classes moyennes occidentales devraient subventionner le développement des pays non développés par leurs impôts, ajoutant ainsi une autre couche de dissonance cognitive à leur idéologie schizoïde, puisque le prélèvement d’impôts supplémentaires nécessite un surcroit de valeur ajoutée, donc une croissance économique. Or, la remise en question de la croissance infinie du PIB est la base de la pensée écologique authentique.
De plus, la plupart des écologistes sont aujourd’hui des gauchistes. Or, le « gauchisme » représente principalement une mouvance de la gauche libérale multiculturaliste, saupoudrée d’un marxisme de façade. En effet, la plupart des gauchistes à qui l’on s’adresse (pas tous, bien entendu) se revendiquent d’une manière ou d’une autre du marxisme, mais soit ils n’y connaissent rien, soit ils trahissent la pensée du philosophe allemand. En fait, ils sont la plupart du temps que de puérils trudeauistes, au mieux des horkheimeriens…
Un véritable socialiste, au contraire, devrait comprendre que l’immigrationnisme n’est pas une question morale, mais une idéologie de classe. L’immigration massive des gens des pays pauvres vers les pays riches est d’abord et avant tout voulue pour des raisons intrinsèques au capitalisme. En effet, les contradictions internes du capitalisme, en particulier la saturation des marchés et la baisse tendancielle du taux de profit, poussent les classes dominantes à concevoir des solutions à celles-ci. Les Guerres mondiales, par exemple, ont permis à la fois de mâter les mouvements ouvriers, tout en ouvrant de nouveaux marchés dans un contexte où la colonisation du monde était rendue impossible, car la Terre entière était déjà saturée au début du XXe siècle.
Aujourd’hui, la solution passe par l’immigration de masse, dans le but de créer de nouveaux consommateurs avec un pouvoir d’achat multiplier par trois, quatre ou davantage, tout en maintenant le chômage élevé pour que le patronat conserve un rapport de force favorable. Ainsi, soutenir l’immigration de masse est totalement incohérent pour un écologiste, car elle ne fait qu’augmenter la quantité de personnes dont le mode de vie consumériste constitue la cause directe du problème devant être résolu.
Les dissonances des démocrates
Les dissonances des démocrates sont les plus évidentes et les moins subtiles. Elles sont aussi les plus grotesques, car à la fois les moins défendables et les plus apparentes. La forme la plus visible est évidemment l’omniprésente charge contre les « populismes ». Comment peut-on être démocrate tout en étant anti-populisme? Au niveau étymologique, les deux termes sont quasi-identiques : dêmos (peuple) + kratos (pouvoir) et 2) populus (peuple). Ainsi, comment peut-on être pour le « pouvoir du peuple » tout en étant contre le peuple? Le terme « populisme » est récent (contrairement à celui de démocratie). En effet, il date du début du XXe siècle et il servit d’abord à identifier les mouvements populaires de révolte contre les élites (par exemple, les insurrections socialistes des narodniks russes au XIXe ou les mouvements de libération nationale latino-américains du XXe), ou encore, à désigner simplement un style littéraire, notamment de l’entre-deux-guerres (Léon Lemonnier, Louis-Ferdinand Céline, etc.).
En fait, on se rend bien compte que les démocrates antipopulistes ne sont démocrates que dans la mesure où le « pouvoir du peuple » se trouve entre les mains d’une minorité élitiste « protégeant » et « guidant » le peuple, considéré bien trop ignare et inculte pour se diriger lui-même. Cette infantilisation de la populace est typique de l’intelligentsia gauchiste dominant actuellement l’espace public symbolique. C’est d’ailleurs pour cela qu’on nous martèle les oreilles du matin au soir qu’il faut craindre « la montée des populismes », dans les médias, les universités et les politiques, alors que ce discours n’a pratiquement aucun écho dans les sphères populaires de la société (ce que l’on nomme la « périphérie »). Chez les gauchistes universitaires urbains, on appelle cela « le rôle de l’intellectuel », dans d’infâmes ritournelles narcissiques d’autoglorification, aussi puériles qu’abjectes.
En somme, le terme « populisme » est une insulte martelée par l’orthodoxie idéologique de la « bien-pensance » bourgeoise urbaine gauchiste envers tout ce qui pourrait remettre en question l’ordre actuel de la rectitude politique. Ainsi, il est tout à fait possible pour quelqu’un de se considérer démocrate, tout en étant farouchement opposé au populisme. En effet, la démocratie qui est défendue est celle des partis traditionnels d’extrême-centre, espèce de tandem interchangeable aux quatre ans. Il n’y a aucune espèce de défense du peuple associée fondamentalement à cette dénomination, puisqu’il ne s’agit que d’une étiquette que l’on pourrait tout autant changer, avec plus d’acuité, par « conservatisme du statu quo libéral élitiste pseudo-populaire ». Bref, la dernière chose que désire défendre un démocrate, c’est bien le pouvoir du peuple.
Un bon exemple de cet état de fait est évidemment tout le discours médiatique autour des élections récentes, que ce soit celle de Trump en 2016 ou celle des européennes en 2019. Nos chers « démocrates » s’insurgent contre la montée des populismes et la « manipulation de l’opinion » qui opère au sein des médias sociaux. Autrement dit, les idéologues du statu quo se lamentent du fait qu’une plate-forme non centralisée entre les mains de l’élite légitimiste du pouvoir établi permet aux gueux de s’exprimer et de partager leurs opinions politiques. La démocratie athénienne au Ve siècle avait une condition de possibilité fondamentale : l’Agora. En effet, la démocratie implique la possibilité de s’exprimer librement sur la place publique. Or, les démocrates soutiennent actuellement un contrôle étatique des médias sociaux et une intensification de la censure politique sur les réseaux, ainsi qu’une légitimation et une normalisation du crime d’opinion.
Certains « démocrates », principalement à gauche ou à l’extrême-gauche du spectre politique, vont, quant à eux, tout simplement nier l’importance de la liberté d’expression dans la sphère publique. Cela peut paraître étrange qu’une démarche foncièrement fascisante puisse être soutenue par des gens se présentant comme des défenseurs de la démocratie. En effet, ces individus continuent généralement à se considérer eux-mêmes démocrates, alors qu’ils désirent sapper le fondement même de la démocratie, sa condition de possibilité tout comme sa finalité essentielle : la liberté d’opinion et la capacité à l’exprimer sans se voir ostracisé. Ces individus qui rejettent la liberté d’expression affirment qu’ils sont contre « l’instrumentalisation de la liberté d’expression ». Or, cette proposition n’a absolument aucun sens! User de quelque chose de la manière en vue de laquelle cette chose a justement été faite n’est pas une instrumentalisation. On « instrumentalise » quelque chose lorsqu’on l’utilise à une autre fin que le sienne propre, pour la réorienter dans un sens profitable pour celui qui instrumentalise. Bref, ces arnaques du langage ne parviennent guère à camoufler l’extrême incohérence et les nombreuses dissonances cognitives qui animent ces « démocrates ».
Les dissonances des antiracistes
Le paradigme racialiste en politique vit un grand essor depuis la dernière décennie. Or, il ne fleurit pas dans son nid d’origine, à droite, mais plutôt dans la gauche. Avec la montée de la droite alternative qui, fondamentalement, ne change pas réellement au niveau de ses acteurs sociologiques, mais simplement en termes de représentation symbolique, nous avons assisté à une réelle résurgence des concepts de nature raciale dans les débats politiques. En effet, la droite dominante de la première décennie du XXIe siècle aux États-Unis était plutôt centrée autour des idéologues néoconservateurs. Or, ceux-ci sont majoritairement juifs. La droite alternative, avec Trump comme figure d’autorité, n’est plus associée à cette communauté, du moins, pas de manière aussi importante. Cela laisse donc l’espace libre pour des accusations systématiques de racisme et de suprémacisme blanc ; ce qui était impossible préalablement.
Le problème est ici est simple : au nom de l’antiracisme, on accuse les « blancs » d’être la cause de tous les problèmes de l’histoire récente (esclavagisme, colonialisme, capitalisme, destruction de l’environnement, génocides, etc.), tout en possédant un ensemble de privilèges (le fameux white privilège) dont il ne serait pas digne. C’est donc sur la seule base raciale que les « blancs », principalement les hommes, seraient coupables et couvriraient la pire des injustices. Cette approche est fondamentalement raciste et elle n’est rien de plus que cela. En effet, accuser un groupe de personnes sur la seule base de leur race et justifier ainsi un ensemble de mesures discriminatoires envers ceux-ci constitue la définition même du racisme.
Les biais cognitifs sont très nombreux. Outre la contradiction substantielle du fait que ce sont des gens censés combattre le racisme qui véhiculent cette idéologie du ressentiment, nous assistons aussi à une simplification épistémique de taille. En effet, les injustices sociales ne sont plus expliquées dans des termes sociologiques comme les luttes de classe, mais simplement à partir des déterminants biologiques, comme l’épiderme et le sexe. Cela a pour avantage d’être simple, clair et définitif. Toutefois, cela a pour défaut d’amener des conclusions totalement invalides.
Il est possible de constater le délire collectif autour de l’antiracisme au Québec en ce moment avec le débat sur la laïcité autour de la Loi 22. On accuse le gouvernement Legault de mettre en place une loi raciste. Or, aucune « race » n’est visée avec cette loi. L’enjeu est plutôt dirigé vers les musulmans, même si la loi vise tout le monde de la même façon. Toutefois, les musulmans ne forment évidemment pas une race, mais une communauté religieuse. Mais c’est comme si cela n’avait aucune espèce d’importance. Tout ce qui compte, c’est de pouvoir taxer les Québécois de racistes. Si tu critiques le multiculturalisme anglo-saxon, tu es un sale raciste! Si tu rejettes le libéralisme et prônes un protectionnisme, tu es un sale raciste! Si tu défends un certain conservatisme des valeurs et répugnes le gauchisme, à la fois libertaire pour ce qui touche la tradition occidentale et le sens commun, mais d’un puritanisme exacerbé lorsqu’il faut défendre la rectitude politique, tu es un sale raciste! Et cetera, ad vitam aeternam…
Les dissonances des conservateurs
Jusqu’à maintenant, nous avons surtout traité des idéologies actuellement à gauche du spectre politique (même si, selon nous, l’écologisme est par nature une idéologie de droite). Ce n’est pas que les gauchistes sont plus dissonants, c’est simplement que leur narratif est plus présent dans la sphère publique. En effet, nous retrouvons tout autant des incohérences chez les gens de droite. Par exemple, les conservateurs ont généralement tendance à accepter, voire à supporter, le projet néolibéral. Ainsi, une certaine droite des valeurs s’allie objectivement avec la droite économique. Bien que cela semble, a priori, aller de soi, dans les faits, il n’en est rien.
En réalité, l’alliance entre le conservatisme des valeurs et la droite économique est délétère. Effectivement, le néolibéralisme implique le mondialisme, le multiculturalisme et un certain libertarisme au niveau des valeurs. Ainsi, le conservatisme a tout à perdre en s’alliant avec le néolibéralisme, puisque son ennemi principal est le relativisme axiomatique et celui-ci est la condition de possibilité de l’épanouissement de la mondialisation néolibérale multiculturelle. C’est la raison pour laquelle à chaque fois qu’un parti de droite prend le pouvoir, c’est toujours le volet économique qui finit par aboutir, mais jamais sa branche sociale et axiomatique.
De manière similaire, les « conservateurs » qui recherchent plutôt une décentralisation de l’État, voire son abolition, que l’on nomme généralement les libertariens ou simplement les libertaires (la différence entre les deux est ici négligeable), ne font que transférer le rapport de force de l’État aux corporations, de manière volontaire pour certains (les libertariens), ou involontaire pour d’autres (les libertaires). Bref, l’incapacité à comprendre adéquatement l’objet du politique, en l’occurrence le pouvoir, rend totalement dissonant ce genre de positionnement idéologique, dans lequel on pose comme idéal l’anéantissement de ce qui rend possible l’actualisation de ce même idéal politique.
Les causes de la « schizophrénie politique »
Les causes de la normalisation des dissonances cognitives en matière de politique sont évidemment nombreuses et très complexes. Nous possédons effectivement plusieurs « niveaux » de causes : des plus apparentes aux plus profondes. Nous resterons au niveau le plus émergé en relevant simplement les causes évidentes et certaines pour l’instant.
La première raison est sans aucun doute la perte de valeur qu’acquiert la « vérité » à notre époque contemporaine. En effet, nous assistons de nos jours à la « vengeance des sophistes » qui, après plusieurs siècles de domination des « vérités éternelles », mettent de l’avant un relativisme épistémologique tout aussi tyrannique et totalisant. Lorsque la pensée dominante considère qu’il n’existe aucune vérité transhistorique et transculturelle, seule l’idéologie en vient à fonder l’orientation des « vérités ». Ainsi, est vrai ce qui supporte et confirme l’idéologie du tenant. Un nombre incalculable de faits scientifiques et objectifs sont occultés parce qu’ils ne cadrent pas avec l’idéologie dominante. À ce propos, nous ne sommes en rien différents des Pères de l’Église qui, au XVIe siècle par exemple, refusaient d’accepter la théorie de l’héliocentrisme de Copernic.
La seconde cause la plus importante et la plus évidente est sans conteste l’omniprésence des « politiques identitaires » dans nos sociétés. Celles-ci sont le résultat de plusieurs facteurs : clientélisation politique, mutation de la gauche (passant du social au sociétal), sociétés multiculturelles, culpabilisation occidentale (surtout à partir de 1945), déclin épistémologique des débats politiques, occultation des idéaux politiques au profit d’une morale bon marché, narcissisme exacerbé, triomphe de l’individualisme méthodologique, hégémonie libérale, etc. En effet, autant à gauche qu’à droite, le mot d’ordre en politique depuis quelques décennies se réduit à l’identitaire : reconnaissance des minorités à gauche, protection de l’identité nationale à droite.
Finalement, le « néant politique » est certainement en cause. Malgré qu’il existe de nombreux problèmes sociaux fondamentaux (raréfaction des ressources énergétiques, destruction environnementale, explosion démographique ainsi que les vagues d’immigrations que cela engendre, risque de guerre avec la Chine et ses alliés, déclin anthropologique de l’espèce humaine résultant de la société urbaine et tertiaire, banalisation du terrorisme islamiste ou autre, etc.), le paysage politique est absolument aberrant. Effectivement, tout est fait pour baisser le critère des débats et du niveau d’intelligence des propos. Bref, la perte de sens, la réduction du politique à son aspect identitaire, ainsi que le relativisme radical représentent les principales causes de cette « schizophrénie collective ».
Les solutions
Il n’existe malheureusement pas de solution miracle à ces problèmes de fond. Toutefois, nous pouvons proposer quelques pistes rudimentaires de solution. Les quelques propositions que nous présenterons seront toutes reliées entre elles. En effet, que ce soit d’en finir avec l’idéologie qui étouffe le réel, émanciper la politique du juridique ou démoraliser l’interprétation des débats, tout cela recouvre un même soubassement commun : la revalorisation de la « vérité ». Cela semble si évident qu’il apparaît absurde d’en venir à ces propos au terme de ce long article. Or, nous verrons que le problème ne touche pas la « théorie », mais bien la « pratique ». En effet, les blocages de la mise en acte de cette proposition sont innombrables.
D’abord, mettre de l’avant la « vérité » n’est pas aussi facile que cela peut sembler de prime abord. Très souvent, celle-ci heurte de plein fouet l’idéologie. Or, comme nous l’avons déjà expliqué précédemment, les « tirs de barrage » idéologiques s’avèrent généralement très efficaces contre certains propos véridiques. En effet, lorsque l’ensemble des institutions de nos sociétés fonctionne en symbiose en vue du processus de domestication idéologique des populations, cela n’est pas une mince affaire que de s’extirper du creuset doctrinal.
De plus, il importe de préciser que la « fin des idéologies » n’implique pas de « naturaliser » certaines démarches. La naturalisation de certaines idéologies hégémoniques, particulièrement tout ce qui se rattache de nos jours au libéralisme, constitue le second problème de taille concernant ce propos. Ainsi, la quête de vérité fait face à deux importantes difficultés : les tirs de barrage idéologiques en amont et la naturalisation doctrinale en aval.
Finalement, il importe de comprendre que le politique ne doit pas se réduire à une question d’ordre « morale ». En effet, celle-ci touche plutôt le juridique, qui est une ramification du politique, mais cette dernière ne doit pas en venir à la submerger. Cela implique donc de « déshystériser » le débat, c’est-à-dire rétablir la hiérarchie au sein des modes de pensée, en réaffirmant la suprématie de la rationalité sur les affects. Si nous parvenions à opérer ces transformations majeures, un grand pas serait fait.